Partie 1/4
« J’ai eu une enfance très heureuse, avec beaucoup d’amour. J’appartiens à une minorité kurde qui s’appelle Rea-Haq. Ce n’est pas une religion mais plutôt un mouvement spirituel millénaire. On habitait dans un village au sommet des montagnes, près de Elbistan dans le Kurdistan qui est maintenant en Turquie. Il n’y avait pas de route, le transport se faisait à dos de mules. On était entourés de champs, d’arbres fruitiers, de moutons et de chevaux. C’était la vie naturelle ! Une cinquantaine de famille habitait là, et pour moi ça c’était tout l’univers. Je pensais que derrière les montagnes il n’y avait rien, que c’était le vide.
Le futur là-bas c’était pas comme ici. Les gens vivaient de jour en jour. L’été tout le monde travaillait dans les champs et avec les animaux. Et l’hiver on passait la vie dans les maisons avec le stock de nourriture, à se raconter des histoires et a faire des jeux. Comme il y avait beaucoup de neige, on creusait des tunnels entre les maisons. On était comme des souris (rires) ! C’était pas toujours facile mais y’avait une grande solidarité et confiance entre les gens. Par exemple, quand maman faisait à manger, elle prévoyait toujours un peu plus pour un invité surprise, ou pour une famille qui souffrait de pauvreté.
Bébé, je m’évanouissais souvent. Une fois quand j’avais 6 ans, j’ai perdu connaissance tellement longtemps que mes parents pensaient que j’étais mort. Ils ont même creusé la tombe et m’ont mis dans le cercueil. Moi j’avais le sentiment de faire un voyage à très grande vitesse. Il y avait des couleurs et des sons merveilleux, des formes qui se formaient et se déformaient à l’infini. Et au moment où ils ont abaissé le cercueil dans la tombe, je me suis réveillé et j’ai commencé à hurler ! Après ça, j’avais grandi. J’avais pas les mots des adultes, mais je les comprenais. Les gens du village pensaient que j’avais quelque chose de sacré. Ils donnaient leur parole « sur la tête de Bayram ».
J’étais très aimé. J’avais un caractère rassembleur. Là où j’étais, il y avait toujours la paix. À mes 8 ans, on a déménagé dans une ville. La population du village avait augmenté, il n’y avait plus assez à manger. Et j’ai découvert que derrière les montagnes, il y avait encore des montagnes (rires) ! Pendant quelques années on a vécu dans un gecekondu (maison « posée en une nuit ») à Elbistan. La violence là-bas, c’était en permanence. C’était l’époque du coup d’Etat militaire de 1980. Y’avait des attaques de révolutionnaires contre les fascistes, la police attaquait les révolutionnaires, entrait dans les maisons en pleine nuit et embarquait qui elle voulait.
C’est là j’ai connu la violence de l’Etat pour la première fois. J’avais 12 ans, je jouais avec des amis, et des militaires ont embarqué tous les garçons kurdes. Des révolutionnaires kurdes et turcs se cachaient parmi nous et les militaires nous montraient des photos. Quand on disait qu’on les connaissait pas, ils nous tabassaient très fort. Et à la fin on disait oui je les connais, et ils nous tabassaient encore en disant qu’on mentait. Ils ont aussi tabassé nos parents devant nos yeux. De voir son père et sa mère à terre, tabassés à coups de matraques… C’est à cause de ça que plus tard j’ai choisi de rejoindre les révolutionnaires. »
(Plainpalais)
Partie 2/4
« Quand j’ai eu 16 ans, on a déménagé à Istanbul. Cette ville est magique, j’en suis tombé amoureux ! Elle ne dort jamais, ça commerce tout le temps. Là-bas, y’a pas de dimanche hein ! On était une famille de 8 enfants et pour survivre, tout le monde travaillait. Mon père faisait les marchés, ma mère préparait à manger et faisait le ménage du matin au soir. C’est énorme l’effort qu’elle a fourni. Après l’école, moi je cirais des chaussures ou je vendais des smits (pains au sésame) sur un plateau énorme que je portais sur la tête. C’était un combat qu’on menait ensemble pour subvenir aux besoins de chacun. On s’adaptait à tout, mais en restant toujours unis. C’était ça notre plus grande force.
À l’école j’étais très bon élève. Un jour après avoir reçu des distinctions, j’ai été encerclé par des jeunes turcs à la sortie de l’école. Ils m’ont traité de sale Kurde, de connard, que j’ai piqué leur place. Une autre fois, pendant un cours de religion qui était obligatoire, je me suis rebellé. J’ai dit que c’était pas ma religion, que c’était pas mon prophète. Et l’enseignant m’a tabassé devant tout le monde. J’ai eu l’orgueil brisé. Je voyais au quotidien les faibles être opprimés, rabaissés. Et petit à petit, je me suis engagé dans les mouvements révolutionnaires pour changer le monde.
On faisait tout secrètement : les échanges d’infos, de livres. Si tu te faisais attraper avec une revue, c’était fini. On avait un local secret où on se retrouvait. Sur la porte d’entrée il y avait écrit : « Si tu ne lis pas, tu n’existes pas ». Y’avait des livres révolutionnaires partout. La révolution c’était pas des gens ignorants, c’était des gens réfléchis, instruits. Je lisais beaucoup, j’écrivais de la poésie, des essais politiques et philosophiques. Ça a suscité en moi une autre vision des choses. On pensait améliorer le quotidien de nos parents, de nos frères et soeurs. On était habités par ce devoir ultra important et ça nous donnait une force et une confiance énormes.
Mais être révolutionnaire c’est pas seulement planter un drapeau. C’est changer les mentalités, pousser les gens à voir autrement. Dans ma tête il n’y avait pas d’ennemis. J’avais toujours l’espoir que la police, les fonctionnaires voient différemment. Mais pour eux, on était des ennemis. Dans les manifs, j’étais toujours dans les premiers rangs. J’avais peur de rien. On criait des slogans pour la liberté, pour l’égalité. Et ça finissait avec des balles réelles. Ils tiraient pour tuer. Et combien de fois je me suis battu avec des fachos après une manif. Une fois qu’on était dispersés, ils se mettaient en meute et ils nous tabassaient sans pitié. J’en ai des cicatrices plein sur le corps.
On faisait des pactes de confiance entre révolutionnaires, de ne pas dénoncer les camarades si l’un d’entre nous était attrapé. Mais pas tout le monde résistait à la douleur. C’est comme ça que je me faisais attrapé. Ils m’ont torturé une dizaine de fois. Ils voulaient aussi que je dénonce mes camarades. Mais moi je préférais mourir. Je suis une tête de mule hein ! Je les insultais pour qu’ils me tabassent encore plus fort, comme ça je perdais connaissance. Parfois ils me gardaient plusieurs jours, je savais plus si c’était le jour ou la nuit. Mais ça m’empêchait pas de recommencer. Quand tu vois que l’autre avance vers le mal, tu vas pas laisser faire. Le plus grand mal c’est de ne rien faire.
Un jour, on manifestait devant l’ambassade irakienne contre un massacre de Kurdes. Les flics ont commencé à tirer à balles réelles et j’ai couru directement vers eux. Les gens tombaient autour de moi. Je sais pas comment mais j’ai réussi à traverser la ligne de flics et je me suis caché chez des amis. Il y a eu 3 morts et 64 blessés ce jour-là. C’était ma dernière manif. Il y avait un mandat de recherche contre moi et la police est venue frapper chez nous. Mon père m’a dit qu’il fallait que je parte. Je voulais continuer le combat, mais il fallait éviter les emmerdes à la famille. Alors ils ont réuni de l’argent, et avec un cousin qui était aussi engagé, on est partis.
Moi ce que j’ai vécu c’est rien. Y’a des Kurdes qui ont vécu des choses terribles ; la famille massacrée, brulée. Mais après cette partie de ma vie, c’était comme si j’avais assassiné une forme d’ignorance en moi. J’ai compris à quel point l’humain aussi peut être terrible, sans aucune empathie, sans aucune tolérance quand certains essaient d’imaginer le monde autrement. J’ai compris aussi que l’Etat ne veut pas toujours le bien de la population. Donc le citoyen doit être ultra vigilant. La démocratie est une structure très fragile. Elle ne tient à rien. »
(Plainpalais)
Partie 3/4
(Plainpalais)
Partie 4/4
« Maintenant je dessine et je tiens ce café. Depuis que je suis enfant je n’ai jamais arrêté de dessiner. Je crois que c’est grâce à l’art que j’ai survécu. C’est mon refuge. Quand je dessine, le temps s’arrête. Chaque fois que j’ai une question, je dessine, et je trouve ma réponse. Après chaque dessin j’ai l’impression d’avoir lu un livre. L’art c’est pas un truc pour frimer hein ! C’est un travail approfondi de l’ADN de l’existence. Quand quelqu’un dit qu’il détient LA vérité, c’est qu’il est malade. L’artiste c’est celui qui frôle en permanence LES vérités. Et ça fait qu’il a un pied de ce côté, et un pied toujours dans l’invisible. La vérité est invisible à l’oeil nu, disait Saint-Exupéry.Aujourd’hui le monde de l’art c’est à vomir. On m’a proposé plusieurs fois d’exposer dans des galeries, à Bâle, à New York, à Londres. Mais j’ai toujours refusé. Je veux pas non plus vendre aux collectionneurs, et on m’a proposé des sommes importantes. Je refuse le business de l’art. Au nom de la richesse, du pouvoir, on a laissé nos valeurs derrière nous. Et quand les gens courent derrière l’argent, moi je cours dans l’autre sens. Parce que derrière eux ils laissent le bonheur et moi je le ramasse pour le redistribuer (rires) !
Avec le café, j’ai réussi à créer mon univers dans lequel je peux faire de l’art et avec lequel je gagne ma vie. Je prends mon inspiration de l’histoire des autres. L’autre c’est moi. Grâce aux autres je peux accéder à certaines parties de moi. Et en rencontrant autant de monde, ça me permet de progresser dans mon art. Je dessine en permanence dans ma tête, même pendant que je sers un café ou que je prépare une salade. Je suis toujours entre ici et ailleurs. Mais le café me permet aussi de rester connecté au quotidien. Si j’étais seulement dans l’art, peut-être que je serais dans le délire comme certains artistes (rires) !
Quand mon père est venu en Suisse, il m’a dit : « Tu vois tous ces gens, mon fils ? Ils souffrent tous de solitude. Fais attention à toi. » Ça m’est resté et j’ai fait de ce café un jardin pour le quartier. Il y a des personnes qui vivent toutes seules et qui viennent ici trouver de la compagnie et des sourires. Certains viennent boire leur café depuis 20 ans ! Des couples se sont formés, d’autres ont fait leur demande en mariage. Et comme le monde me disait « On se sent ailleurs chez toi », alors je l’ai appelé Ailleurs. Ailleurs, c’est ici (rires) ! La manière dont tu poses les chaises, le café, tu y mets quelque chose de toi. Quand je sers le café, je le fais toujours avec beaucoup de respect et d’amour.
Tu vois, toutes les cascades sauvages dans la nature qui jaillissent et qui font beaucoup de bruit ? Dès qu’elles trouvent la mer, elles s’apaisent. Et la vie de chaque être humain, c’est pareil. Toute ma vie a été une recherche de la vérité et de cette sérénité. D’abord je l’ai cherchée à l’extérieur, dans mes combats, mon engagement politique. Mais une fois que j’ai brisé la pierre dure dans mon coeur, une lumière a jailli. La porte du coeur ne s’ouvre que de l’intérieur, n’oublie pas cela. Désormais, je suis heureux en permanence. J’ai une famille adorable, des supers amis. Je reçois de l’amour, je donne de l’amour. J’arrive le matin heureux, et je rentre le soir fatigué, et heureux. »
(Plainpalais)
Retrouvez Bayram dans son Ailleurs Café, 47 Blvd Carl-Vogt, 1205 Genève
Tous les dessins sont de Bayram.
Partie 1/4
« J’ai eu une enfance très heureuse, avec beaucoup d’amour. J’appartiens à une minorité kurde qui s’appelle Rea-Haq. Ce n’est pas une religion mais plutôt un mouvement spirituel millénaire. On habitait dans un village au sommet des montagnes, près de Elbistan dans le Kurdistan qui est maintenant en Turquie. Il n’y avait pas de route, le transport se faisait à dos de mules. On était entourés de champs, d’arbres fruitiers, de moutons et de chevaux. C’était la vie naturelle ! Une cinquantaine de famille habitait là, et pour moi ça c’était tout l’univers. Je pensais que derrière les montagnes il n’y avait rien, que c’était le vide.
Le futur là-bas c’était pas comme ici. Les gens vivaient de jour en jour. L’été tout le monde travaillait dans les champs et avec les animaux. Et l’hiver on passait la vie dans les maisons avec le stock de nourriture, à se raconter des histoires et a faire des jeux. Comme il y avait beaucoup de neige, on creusait des tunnels entre les maisons. On était comme des souris (rires) ! C’était pas toujours facile mais y’avait une grande solidarité et confiance entre les gens. Par exemple, quand maman faisait à manger, elle prévoyait toujours un peu plus pour un invité surprise, ou pour une famille qui souffrait de pauvreté.
Bébé, je m’évanouissais souvent. Une fois quand j’avais 6 ans, j’ai perdu connaissance tellement longtemps que mes parents pensaient que j’étais mort. Ils ont même creusé la tombe et m’ont mis dans le cercueil. Moi j’avais le sentiment de faire un voyage à très grande vitesse. Il y avait des couleurs et des sons merveilleux, des formes qui se formaient et se déformaient à l’infini. Et au moment où ils ont abaissé le cercueil dans la tombe, je me suis réveillé et j’ai commencé à hurler ! Après ça, j’avais grandi. J’avais pas les mots des adultes, mais je les comprenais. Les gens du village pensaient que j’avais quelque chose de sacré. Ils donnaient leur parole « sur la tête de Bayram ».
J’étais très aimé. J’avais un caractère rassembleur. Là où j’étais, il y avait toujours la paix. À mes 8 ans, on a déménagé dans une ville. La population du village avait augmenté, il n’y avait plus assez à manger. Et j’ai découvert que derrière les montagnes, il y avait encore des montagnes (rires) ! Pendant quelques années on a vécu dans un gecekondu (maison « posée en une nuit ») à Elbistan. La violence là-bas, c’était en permanence. C’était l’époque du coup d’Etat militaire de 1980. Y’avait des attaques de révolutionnaires contre les fascistes, la police attaquait les révolutionnaires, entrait dans les maisons en pleine nuit et embarquait qui elle voulait.
C’est là j’ai connu la violence de l’Etat pour la première fois. J’avais 12 ans, je jouais avec des amis, et des militaires ont embarqué tous les garçons kurdes. Des révolutionnaires kurdes et turcs se cachaient parmi nous et les militaires nous montraient des photos. Quand on disait qu’on les connaissait pas, ils nous tabassaient très fort. Et à la fin on disait oui je les connais, et ils nous tabassaient encore en disant qu’on mentait. Ils ont aussi tabassé nos parents devant nos yeux. De voir son père et sa mère à terre, tabassés à coups de matraques… C’est à cause de ça que plus tard j’ai choisi de rejoindre les révolutionnaires. »
(Plainpalais)
Partie 2/4
« Quand j’ai eu 16 ans, on a déménagé à Istanbul. Cette ville est magique, j’en suis tombé amoureux ! Elle ne dort jamais, ça commerce tout le temps. Là-bas, y’a pas de dimanche hein ! On était une famille de 8 enfants et pour survivre, tout le monde travaillait. Mon père faisait les marchés, ma mère préparait à manger et faisait le ménage du matin au soir. C’est énorme l’effort qu’elle a fourni. Après l’école, moi je cirais des chaussures ou je vendais des smits (pains au sésame) sur un plateau énorme que je portais sur la tête. C’était un combat qu’on menait ensemble pour subvenir aux besoins de chacun. On s’adaptait à tout, mais en restant toujours unis. C’était ça notre plus grande force.
À l’école j’étais très bon élève. Un jour après avoir reçu des distinctions, j’ai été encerclé par des jeunes turcs à la sortie de l’école. Ils m’ont traité de sale Kurde, de connard, que j’ai piqué leur place. Une autre fois, pendant un cours de religion qui était obligatoire, je me suis rebellé. J’ai dit que c’était pas ma religion, que c’était pas mon prophète. Et l’enseignant m’a tabassé devant tout le monde. J’ai eu l’orgueil brisé. Je voyais au quotidien les faibles être opprimés, rabaissés. Et petit à petit, je me suis engagé dans les mouvements révolutionnaires pour changer le monde.
On faisait tout secrètement : les échanges d’infos, de livres. Si tu te faisais attraper avec une revue, c’était fini. On avait un local secret où on se retrouvait. Sur la porte d’entrée il y avait écrit : « Si tu ne lis pas, tu n’existes pas ». Y’avait des livres révolutionnaires partout. La révolution c’était pas des gens ignorants, c’était des gens réfléchis, instruits. Je lisais beaucoup, j’écrivais de la poésie, des essais politiques et philosophiques. Ça a suscité en moi une autre vision des choses. On pensait améliorer le quotidien de nos parents, de nos frères et soeurs. On était habités par ce devoir ultra important et ça nous donnait une force et une confiance énormes.
Mais être révolutionnaire c’est pas seulement planter un drapeau. C’est changer les mentalités, pousser les gens à voir autrement. Dans ma tête il n’y avait pas d’ennemis. J’avais toujours l’espoir que la police, les fonctionnaires voient différemment. Mais pour eux, on était des ennemis. Dans les manifs, j’étais toujours dans les premiers rangs. J’avais peur de rien. On criait des slogans pour la liberté, pour l’égalité. Et ça finissait avec des balles réelles. Ils tiraient pour tuer. Et combien de fois je me suis battu avec des fachos après une manif. Une fois qu’on était dispersés, ils se mettaient en meute et ils nous tabassaient sans pitié. J’en ai des cicatrices plein sur le corps.
On faisait des pactes de confiance entre révolutionnaires, de ne pas dénoncer les camarades si l’un d’entre nous était attrapé. Mais pas tout le monde résistait à la douleur. C’est comme ça que je me faisais attrapé. Ils m’ont torturé une dizaine de fois. Ils voulaient aussi que je dénonce mes camarades. Mais moi je préférais mourir. Je suis une tête de mule hein ! Je les insultais pour qu’ils me tabassent encore plus fort, comme ça je perdais connaissance. Parfois ils me gardaient plusieurs jours, je savais plus si c’était le jour ou la nuit. Mais ça m’empêchait pas de recommencer. Quand tu vois que l’autre avance vers le mal, tu vas pas laisser faire. Le plus grand mal c’est de ne rien faire.
Un jour, on manifestait devant l’ambassade irakienne contre un massacre de Kurdes. Les flics ont commencé à tirer à balles réelles et j’ai couru directement vers eux. Les gens tombaient autour de moi. Je sais pas comment mais j’ai réussi à traverser la ligne de flics et je me suis caché chez des amis. Il y a eu 3 morts et 64 blessés ce jour-là. C’était ma dernière manif. Il y avait un mandat de recherche contre moi et la police est venue frapper chez nous. Mon père m’a dit qu’il fallait que je parte. Je voulais continuer le combat, mais il fallait éviter les emmerdes à la famille. Alors ils ont réuni de l’argent, et avec un cousin qui était aussi engagé, on est partis.
Moi ce que j’ai vécu c’est rien. Y’a des Kurdes qui ont vécu des choses terribles ; la famille massacrée, brulée. Mais après cette partie de ma vie, c’était comme si j’avais assassiné une forme d’ignorance en moi. J’ai compris à quel point l’humain aussi peut être terrible, sans aucune empathie, sans aucune tolérance quand certains essaient d’imaginer le monde autrement. J’ai compris aussi que l’Etat ne veut pas toujours le bien de la population. Donc le citoyen doit être ultra vigilant. La démocratie est une structure très fragile. Elle ne tient à rien. »
(Plainpalais)
Partie 3/4
(Plainpalais)
Partie 4/4
« Maintenant je dessine et je tiens ce café. Depuis que je suis enfant je n’ai jamais arrêté de dessiner. Je crois que c’est grâce à l’art que j’ai survécu. C’est mon refuge. Quand je dessine, le temps s’arrête. Chaque fois que j’ai une question, je dessine, et je trouve ma réponse. Après chaque dessin j’ai l’impression d’avoir lu un livre. L’art c’est pas un truc pour frimer hein ! C’est un travail approfondi de l’ADN de l’existence. Quand quelqu’un dit qu’il détient LA vérité, c’est qu’il est malade. L’artiste c’est celui qui frôle en permanence LES vérités. Et ça fait qu’il a un pied de ce côté, et un pied toujours dans l’invisible. La vérité est invisible à l’oeil nu, disait Saint-Exupéry.Aujourd’hui le monde de l’art c’est à vomir. On m’a proposé plusieurs fois d’exposer dans des galeries, à Bâle, à New York, à Londres. Mais j’ai toujours refusé. Je veux pas non plus vendre aux collectionneurs, et on m’a proposé des sommes importantes. Je refuse le business de l’art. Au nom de la richesse, du pouvoir, on a laissé nos valeurs derrière nous. Et quand les gens courent derrière l’argent, moi je cours dans l’autre sens. Parce que derrière eux ils laissent le bonheur et moi je le ramasse pour le redistribuer (rires) !
Avec le café, j’ai réussi à créer mon univers dans lequel je peux faire de l’art et avec lequel je gagne ma vie. Je prends mon inspiration de l’histoire des autres. L’autre c’est moi. Grâce aux autres je peux accéder à certaines parties de moi. Et en rencontrant autant de monde, ça me permet de progresser dans mon art. Je dessine en permanence dans ma tête, même pendant que je sers un café ou que je prépare une salade. Je suis toujours entre ici et ailleurs. Mais le café me permet aussi de rester connecté au quotidien. Si j’étais seulement dans l’art, peut-être que je serais dans le délire comme certains artistes (rires) !
Quand mon père est venu en Suisse, il m’a dit : « Tu vois tous ces gens, mon fils ? Ils souffrent tous de solitude. Fais attention à toi. » Ça m’est resté et j’ai fait de ce café un jardin pour le quartier. Il y a des personnes qui vivent toutes seules et qui viennent ici trouver de la compagnie et des sourires. Certains viennent boire leur café depuis 20 ans ! Des couples se sont formés, d’autres ont fait leur demande en mariage. Et comme le monde me disait « On se sent ailleurs chez toi », alors je l’ai appelé Ailleurs. Ailleurs, c’est ici (rires) ! La manière dont tu poses les chaises, le café, tu y mets quelque chose de toi. Quand je sers le café, je le fais toujours avec beaucoup de respect et d’amour.
Tu vois, toutes les cascades sauvages dans la nature qui jaillissent et qui font beaucoup de bruit ? Dès qu’elles trouvent la mer, elles s’apaisent. Et la vie de chaque être humain, c’est pareil. Toute ma vie a été une recherche de la vérité et de cette sérénité. D’abord je l’ai cherchée à l’extérieur, dans mes combats, mon engagement politique. Mais une fois que j’ai brisé la pierre dure dans mon coeur, une lumière a jailli. La porte du coeur ne s’ouvre que de l’intérieur, n’oublie pas cela. Désormais, je suis heureux en permanence. J’ai une famille adorable, des supers amis. Je reçois de l’amour, je donne de l’amour. J’arrive le matin heureux, et je rentre le soir fatigué, et heureux. »
(Plainpalais)
Retrouvez Bayram dans son Ailleurs Café, 47 Blvd Carl-Vogt, 1205 Genève
Tous les dessins sont de Bayram.
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Partie 1/4
« J’ai eu une enfance très heureuse, avec beaucoup d’amour. J’appartiens à une minorité kurde qui s’appelle Rea-Haq. Ce n’est pas une religion mais plutôt un mouvement spirituel millénaire. On habitait dans un village au sommet des montagnes, près de Elbistan dans le Kurdistan qui est maintenant en Turquie. Il n’y avait pas de route, le transport se faisait à dos de mules. On était entourés de champs, d’arbres fruitiers, de moutons et de chevaux. C’était la vie naturelle ! Une cinquantaine de famille habitait là, et pour moi ça c’était tout l’univers. Je pensais que derrière les montagnes il n’y avait rien, que c’était le vide.
Le futur là-bas c’était pas comme ici. Les gens vivaient de jour en jour. L’été tout le monde travaillait dans les champs et avec les animaux. Et l’hiver on passait la vie dans les maisons avec le stock de nourriture, à se raconter des histoires et a faire des jeux. Comme il y avait beaucoup de neige, on creusait des tunnels entre les maisons. On était comme des souris (rires) ! C’était pas toujours facile mais y’avait une grande solidarité et confiance entre les gens. Par exemple, quand maman faisait à manger, elle prévoyait toujours un peu plus pour un invité surprise, ou pour une famille qui souffrait de pauvreté.
Bébé, je m’évanouissais souvent. Une fois quand j’avais 6 ans, j’ai perdu connaissance tellement longtemps que mes parents pensaient que j’étais mort. Ils ont même creusé la tombe et m’ont mis dans le cercueil. Moi j’avais le sentiment de faire un voyage à très grande vitesse. Il y avait des couleurs et des sons merveilleux, des formes qui se formaient et se déformaient à l’infini. Et au moment où ils ont abaissé le cercueil dans la tombe, je me suis réveillé et j’ai commencé à hurler ! Après ça, j’avais grandi. J’avais pas les mots des adultes, mais je les comprenais. Les gens du village pensaient que j’avais quelque chose de sacré. Ils donnaient leur parole « sur la tête de Bayram ».
J’étais très aimé. J’avais un caractère rassembleur. Là où j’étais, il y avait toujours la paix. À mes 8 ans, on a déménagé dans une ville. La population du village avait augmenté, il n’y avait plus assez à manger. Et j’ai découvert que derrière les montagnes, il y avait encore des montagnes (rires) ! Pendant quelques années on a vécu dans un gecekondu (maison « posée en une nuit ») à Elbistan. La violence là-bas, c’était en permanence. C’était l’époque du coup d’Etat militaire de 1980. Y’avait des attaques de révolutionnaires contre les fascistes, la police attaquait les révolutionnaires, entrait dans les maisons en pleine nuit et embarquait qui elle voulait.
C’est là j’ai connu la violence de l’Etat pour la première fois. J’avais 12 ans, je jouais avec des amis, et des militaires ont embarqué tous les garçons kurdes. Des révolutionnaires kurdes et turcs se cachaient parmi nous et les militaires nous montraient des photos. Quand on disait qu’on les connaissait pas, ils nous tabassaient très fort. Et à la fin on disait oui je les connais, et ils nous tabassaient encore en disant qu’on mentait. Ils ont aussi tabassé nos parents devant nos yeux. De voir son père et sa mère à terre, tabassés à coups de matraques… C’est à cause de ça que plus tard j’ai choisi de rejoindre les révolutionnaires. »
(Plainpalais)
Partie 2/4
« Quand j’ai eu 16 ans, on a déménagé à Istanbul. Cette ville est magique, j’en suis tombé amoureux ! Elle ne dort jamais, ça commerce tout le temps. Là-bas, y’a pas de dimanche hein ! On était une famille de 8 enfants et pour survivre, tout le monde travaillait. Mon père faisait les marchés, ma mère préparait à manger et faisait le ménage du matin au soir. C’est énorme l’effort qu’elle a fourni. Après l’école, moi je cirais des chaussures ou je vendais des smits (pains au sésame) sur un plateau énorme que je portais sur la tête. C’était un combat qu’on menait ensemble pour subvenir aux besoins de chacun. On s’adaptait à tout, mais en restant toujours unis. C’était ça notre plus grande force.
À l’école j’étais très bon élève. Un jour après avoir reçu des distinctions, j’ai été encerclé par des jeunes turcs à la sortie de l’école. Ils m’ont traité de sale Kurde, de connard, que j’ai piqué leur place. Une autre fois, pendant un cours de religion qui était obligatoire, je me suis rebellé. J’ai dit que c’était pas ma religion, que c’était pas mon prophète. Et l’enseignant m’a tabassé devant tout le monde. J’ai eu l’orgueil brisé. Je voyais au quotidien les faibles être opprimés, rabaissés. Et petit à petit, je me suis engagé dans les mouvements révolutionnaires pour changer le monde.
On faisait tout secrètement : les échanges d’infos, de livres. Si tu te faisais attraper avec une revue, c’était fini. On avait un local secret où on se retrouvait. Sur la porte d’entrée il y avait écrit : « Si tu ne lis pas, tu n’existes pas ». Y’avait des livres révolutionnaires partout. La révolution c’était pas des gens ignorants, c’était des gens réfléchis, instruits. Je lisais beaucoup, j’écrivais de la poésie, des essais politiques et philosophiques. Ça a suscité en moi une autre vision des choses. On pensait améliorer le quotidien de nos parents, de nos frères et soeurs. On était habités par ce devoir ultra important et ça nous donnait une force et une confiance énormes.
Mais être révolutionnaire c’est pas seulement planter un drapeau. C’est changer les mentalités, pousser les gens à voir autrement. Dans ma tête il n’y avait pas d’ennemis. J’avais toujours l’espoir que la police, les fonctionnaires voient différemment. Mais pour eux, on était des ennemis. Dans les manifs, j’étais toujours dans les premiers rangs. J’avais peur de rien. On criait des slogans pour la liberté, pour l’égalité. Et ça finissait avec des balles réelles. Ils tiraient pour tuer. Et combien de fois je me suis battu avec des fachos après une manif. Une fois qu’on était dispersés, ils se mettaient en meute et ils nous tabassaient sans pitié. J’en ai des cicatrices plein sur le corps.
On faisait des pactes de confiance entre révolutionnaires, de ne pas dénoncer les camarades si l’un d’entre nous était attrapé. Mais pas tout le monde résistait à la douleur. C’est comme ça que je me faisais attrapé. Ils m’ont torturé une dizaine de fois. Ils voulaient aussi que je dénonce mes camarades. Mais moi je préférais mourir. Je suis une tête de mule hein ! Je les insultais pour qu’ils me tabassent encore plus fort, comme ça je perdais connaissance. Parfois ils me gardaient plusieurs jours, je savais plus si c’était le jour ou la nuit. Mais ça m’empêchait pas de recommencer. Quand tu vois que l’autre avance vers le mal, tu vas pas laisser faire. Le plus grand mal c’est de ne rien faire.
Un jour, on manifestait devant l’ambassade irakienne contre un massacre de Kurdes. Les flics ont commencé à tirer à balles réelles et j’ai couru directement vers eux. Les gens tombaient autour de moi. Je sais pas comment mais j’ai réussi à traverser la ligne de flics et je me suis caché chez des amis. Il y a eu 3 morts et 64 blessés ce jour-là. C’était ma dernière manif. Il y avait un mandat de recherche contre moi et la police est venue frapper chez nous. Mon père m’a dit qu’il fallait que je parte. Je voulais continuer le combat, mais il fallait éviter les emmerdes à la famille. Alors ils ont réuni de l’argent, et avec un cousin qui était aussi engagé, on est partis.
Moi ce que j’ai vécu c’est rien. Y’a des Kurdes qui ont vécu des choses terribles ; la famille massacrée, brulée. Mais après cette partie de ma vie, c’était comme si j’avais assassiné une forme d’ignorance en moi. J’ai compris à quel point l’humain aussi peut être terrible, sans aucune empathie, sans aucune tolérance quand certains essaient d’imaginer le monde autrement. J’ai compris aussi que l’Etat ne veut pas toujours le bien de la population. Donc le citoyen doit être ultra vigilant. La démocratie est une structure très fragile. Elle ne tient à rien. »
(Plainpalais)
Partie 3/4
(Plainpalais)
Partie 4/4
« Maintenant je dessine et je tiens ce café. Depuis que je suis enfant je n’ai jamais arrêté de dessiner. Je crois que c’est grâce à l’art que j’ai survécu. C’est mon refuge. Quand je dessine, le temps s’arrête. Chaque fois que j’ai une question, je dessine, et je trouve ma réponse. Après chaque dessin j’ai l’impression d’avoir lu un livre. L’art c’est pas un truc pour frimer hein ! C’est un travail approfondi de l’ADN de l’existence. Quand quelqu’un dit qu’il détient LA vérité, c’est qu’il est malade. L’artiste c’est celui qui frôle en permanence LES vérités. Et ça fait qu’il a un pied de ce côté, et un pied toujours dans l’invisible. La vérité est invisible à l’oeil nu, disait Saint-Exupéry.Aujourd’hui le monde de l’art c’est à vomir. On m’a proposé plusieurs fois d’exposer dans des galeries, à Bâle, à New York, à Londres. Mais j’ai toujours refusé. Je veux pas non plus vendre aux collectionneurs, et on m’a proposé des sommes importantes. Je refuse le business de l’art. Au nom de la richesse, du pouvoir, on a laissé nos valeurs derrière nous. Et quand les gens courent derrière l’argent, moi je cours dans l’autre sens. Parce que derrière eux ils laissent le bonheur et moi je le ramasse pour le redistribuer (rires) !
Avec le café, j’ai réussi à créer mon univers dans lequel je peux faire de l’art et avec lequel je gagne ma vie. Je prends mon inspiration de l’histoire des autres. L’autre c’est moi. Grâce aux autres je peux accéder à certaines parties de moi. Et en rencontrant autant de monde, ça me permet de progresser dans mon art. Je dessine en permanence dans ma tête, même pendant que je sers un café ou que je prépare une salade. Je suis toujours entre ici et ailleurs. Mais le café me permet aussi de rester connecté au quotidien. Si j’étais seulement dans l’art, peut-être que je serais dans le délire comme certains artistes (rires) !
Quand mon père est venu en Suisse, il m’a dit : « Tu vois tous ces gens, mon fils ? Ils souffrent tous de solitude. Fais attention à toi. » Ça m’est resté et j’ai fait de ce café un jardin pour le quartier. Il y a des personnes qui vivent toutes seules et qui viennent ici trouver de la compagnie et des sourires. Certains viennent boire leur café depuis 20 ans ! Des couples se sont formés, d’autres ont fait leur demande en mariage. Et comme le monde me disait « On se sent ailleurs chez toi », alors je l’ai appelé Ailleurs. Ailleurs, c’est ici (rires) ! La manière dont tu poses les chaises, le café, tu y mets quelque chose de toi. Quand je sers le café, je le fais toujours avec beaucoup de respect et d’amour.
Tu vois, toutes les cascades sauvages dans la nature qui jaillissent et qui font beaucoup de bruit ? Dès qu’elles trouvent la mer, elles s’apaisent. Et la vie de chaque être humain, c’est pareil. Toute ma vie a été une recherche de la vérité et de cette sérénité. D’abord je l’ai cherchée à l’extérieur, dans mes combats, mon engagement politique. Mais une fois que j’ai brisé la pierre dure dans mon coeur, une lumière a jailli. La porte du coeur ne s’ouvre que de l’intérieur, n’oublie pas cela. Désormais, je suis heureux en permanence. J’ai une famille adorable, des supers amis. Je reçois de l’amour, je donne de l’amour. J’arrive le matin heureux, et je rentre le soir fatigué, et heureux. »
(Plainpalais)
Retrouvez Bayram dans son Ailleurs Café, 47 Blvd Carl-Vogt, 1205 Genève
Tous les dessins sont de Bayram.
Partie 1/4
« J’ai eu une enfance très heureuse, avec beaucoup d’amour. J’appartiens à une minorité kurde qui s’appelle Rea-Haq. Ce n’est pas une religion mais plutôt un mouvement spirituel millénaire. On habitait dans un village au sommet des montagnes, près de Elbistan dans le Kurdistan qui est maintenant en Turquie. Il n’y avait pas de route, le transport se faisait à dos de mules. On était entourés de champs, d’arbres fruitiers, de moutons et de chevaux. C’était la vie naturelle ! Une cinquantaine de famille habitait là, et pour moi ça c’était tout l’univers. Je pensais que derrière les montagnes il n’y avait rien, que c’était le vide.
Le futur là-bas c’était pas comme ici. Les gens vivaient de jour en jour. L’été tout le monde travaillait dans les champs et avec les animaux. Et l’hiver on passait la vie dans les maisons avec le stock de nourriture, à se raconter des histoires et a faire des jeux. Comme il y avait beaucoup de neige, on creusait des tunnels entre les maisons. On était comme des souris (rires) ! C’était pas toujours facile mais y’avait une grande solidarité et confiance entre les gens. Par exemple, quand maman faisait à manger, elle prévoyait toujours un peu plus pour un invité surprise, ou pour une famille qui souffrait de pauvreté.
Bébé, je m’évanouissais souvent. Une fois quand j’avais 6 ans, j’ai perdu connaissance tellement longtemps que mes parents pensaient que j’étais mort. Ils ont même creusé la tombe et m’ont mis dans le cercueil. Moi j’avais le sentiment de faire un voyage à très grande vitesse. Il y avait des couleurs et des sons merveilleux, des formes qui se formaient et se déformaient à l’infini. Et au moment où ils ont abaissé le cercueil dans la tombe, je me suis réveillé et j’ai commencé à hurler ! Après ça, j’avais grandi. J’avais pas les mots des adultes, mais je les comprenais. Les gens du village pensaient que j’avais quelque chose de sacré. Ils donnaient leur parole « sur la tête de Bayram ».
J’étais très aimé. J’avais un caractère rassembleur. Là où j’étais, il y avait toujours la paix. À mes 8 ans, on a déménagé dans une ville. La population du village avait augmenté, il n’y avait plus assez à manger. Et j’ai découvert que derrière les montagnes, il y avait encore des montagnes (rires) ! Pendant quelques années on a vécu dans un gecekondu (maison « posée en une nuit ») à Elbistan. La violence là-bas, c’était en permanence. C’était l’époque du coup d’Etat militaire de 1980. Y’avait des attaques de révolutionnaires contre les fascistes, la police attaquait les révolutionnaires, entrait dans les maisons en pleine nuit et embarquait qui elle voulait.
C’est là j’ai connu la violence de l’Etat pour la première fois. J’avais 12 ans, je jouais avec des amis, et des militaires ont embarqué tous les garçons kurdes. Des révolutionnaires kurdes et turcs se cachaient parmi nous et les militaires nous montraient des photos. Quand on disait qu’on les connaissait pas, ils nous tabassaient très fort. Et à la fin on disait oui je les connais, et ils nous tabassaient encore en disant qu’on mentait. Ils ont aussi tabassé nos parents devant nos yeux. De voir son père et sa mère à terre, tabassés à coups de matraques… C’est à cause de ça que plus tard j’ai choisi de rejoindre les révolutionnaires. »
(Plainpalais)
Partie 2/4
« Quand j’ai eu 16 ans, on a déménagé à Istanbul. Cette ville est magique, j’en suis tombé amoureux ! Elle ne dort jamais, ça commerce tout le temps. Là-bas, y’a pas de dimanche hein ! On était une famille de 8 enfants et pour survivre, tout le monde travaillait. Mon père faisait les marchés, ma mère préparait à manger et faisait le ménage du matin au soir. C’est énorme l’effort qu’elle a fourni. Après l’école, moi je cirais des chaussures ou je vendais des smits (pains au sésame) sur un plateau énorme que je portais sur la tête. C’était un combat qu’on menait ensemble pour subvenir aux besoins de chacun. On s’adaptait à tout, mais en restant toujours unis. C’était ça notre plus grande force.
À l’école j’étais très bon élève. Un jour après avoir reçu des distinctions, j’ai été encerclé par des jeunes turcs à la sortie de l’école. Ils m’ont traité de sale Kurde, de connard, que j’ai piqué leur place. Une autre fois, pendant un cours de religion qui était obligatoire, je me suis rebellé. J’ai dit que c’était pas ma religion, que c’était pas mon prophète. Et l’enseignant m’a tabassé devant tout le monde. J’ai eu l’orgueil brisé. Je voyais au quotidien les faibles être opprimés, rabaissés. Et petit à petit, je me suis engagé dans les mouvements révolutionnaires pour changer le monde.
On faisait tout secrètement : les échanges d’infos, de livres. Si tu te faisais attraper avec une revue, c’était fini. On avait un local secret où on se retrouvait. Sur la porte d’entrée il y avait écrit : « Si tu ne lis pas, tu n’existes pas ». Y’avait des livres révolutionnaires partout. La révolution c’était pas des gens ignorants, c’était des gens réfléchis, instruits. Je lisais beaucoup, j’écrivais de la poésie, des essais politiques et philosophiques. Ça a suscité en moi une autre vision des choses. On pensait améliorer le quotidien de nos parents, de nos frères et soeurs. On était habités par ce devoir ultra important et ça nous donnait une force et une confiance énormes.
Mais être révolutionnaire c’est pas seulement planter un drapeau. C’est changer les mentalités, pousser les gens à voir autrement. Dans ma tête il n’y avait pas d’ennemis. J’avais toujours l’espoir que la police, les fonctionnaires voient différemment. Mais pour eux, on était des ennemis. Dans les manifs, j’étais toujours dans les premiers rangs. J’avais peur de rien. On criait des slogans pour la liberté, pour l’égalité. Et ça finissait avec des balles réelles. Ils tiraient pour tuer. Et combien de fois je me suis battu avec des fachos après une manif. Une fois qu’on était dispersés, ils se mettaient en meute et ils nous tabassaient sans pitié. J’en ai des cicatrices plein sur le corps.
On faisait des pactes de confiance entre révolutionnaires, de ne pas dénoncer les camarades si l’un d’entre nous était attrapé. Mais pas tout le monde résistait à la douleur. C’est comme ça que je me faisais attrapé. Ils m’ont torturé une dizaine de fois. Ils voulaient aussi que je dénonce mes camarades. Mais moi je préférais mourir. Je suis une tête de mule hein ! Je les insultais pour qu’ils me tabassent encore plus fort, comme ça je perdais connaissance. Parfois ils me gardaient plusieurs jours, je savais plus si c’était le jour ou la nuit. Mais ça m’empêchait pas de recommencer. Quand tu vois que l’autre avance vers le mal, tu vas pas laisser faire. Le plus grand mal c’est de ne rien faire.
Un jour, on manifestait devant l’ambassade irakienne contre un massacre de Kurdes. Les flics ont commencé à tirer à balles réelles et j’ai couru directement vers eux. Les gens tombaient autour de moi. Je sais pas comment mais j’ai réussi à traverser la ligne de flics et je me suis caché chez des amis. Il y a eu 3 morts et 64 blessés ce jour-là. C’était ma dernière manif. Il y avait un mandat de recherche contre moi et la police est venue frapper chez nous. Mon père m’a dit qu’il fallait que je parte. Je voulais continuer le combat, mais il fallait éviter les emmerdes à la famille. Alors ils ont réuni de l’argent, et avec un cousin qui était aussi engagé, on est partis.
Moi ce que j’ai vécu c’est rien. Y’a des Kurdes qui ont vécu des choses terribles ; la famille massacrée, brulée. Mais après cette partie de ma vie, c’était comme si j’avais assassiné une forme d’ignorance en moi. J’ai compris à quel point l’humain aussi peut être terrible, sans aucune empathie, sans aucune tolérance quand certains essaient d’imaginer le monde autrement. J’ai compris aussi que l’Etat ne veut pas toujours le bien de la population. Donc le citoyen doit être ultra vigilant. La démocratie est une structure très fragile. Elle ne tient à rien. »
(Plainpalais)
Partie 3/4
(Plainpalais)
Partie 4/4
« Maintenant je dessine et je tiens ce café. Depuis que je suis enfant je n’ai jamais arrêté de dessiner. Je crois que c’est grâce à l’art que j’ai survécu. C’est mon refuge. Quand je dessine, le temps s’arrête. Chaque fois que j’ai une question, je dessine, et je trouve ma réponse. Après chaque dessin j’ai l’impression d’avoir lu un livre. L’art c’est pas un truc pour frimer hein ! C’est un travail approfondi de l’ADN de l’existence. Quand quelqu’un dit qu’il détient LA vérité, c’est qu’il est malade. L’artiste c’est celui qui frôle en permanence LES vérités. Et ça fait qu’il a un pied de ce côté, et un pied toujours dans l’invisible. La vérité est invisible à l’oeil nu, disait Saint-Exupéry.Aujourd’hui le monde de l’art c’est à vomir. On m’a proposé plusieurs fois d’exposer dans des galeries, à Bâle, à New York, à Londres. Mais j’ai toujours refusé. Je veux pas non plus vendre aux collectionneurs, et on m’a proposé des sommes importantes. Je refuse le business de l’art. Au nom de la richesse, du pouvoir, on a laissé nos valeurs derrière nous. Et quand les gens courent derrière l’argent, moi je cours dans l’autre sens. Parce que derrière eux ils laissent le bonheur et moi je le ramasse pour le redistribuer (rires) !
Avec le café, j’ai réussi à créer mon univers dans lequel je peux faire de l’art et avec lequel je gagne ma vie. Je prends mon inspiration de l’histoire des autres. L’autre c’est moi. Grâce aux autres je peux accéder à certaines parties de moi. Et en rencontrant autant de monde, ça me permet de progresser dans mon art. Je dessine en permanence dans ma tête, même pendant que je sers un café ou que je prépare une salade. Je suis toujours entre ici et ailleurs. Mais le café me permet aussi de rester connecté au quotidien. Si j’étais seulement dans l’art, peut-être que je serais dans le délire comme certains artistes (rires) !
Quand mon père est venu en Suisse, il m’a dit : « Tu vois tous ces gens, mon fils ? Ils souffrent tous de solitude. Fais attention à toi. » Ça m’est resté et j’ai fait de ce café un jardin pour le quartier. Il y a des personnes qui vivent toutes seules et qui viennent ici trouver de la compagnie et des sourires. Certains viennent boire leur café depuis 20 ans ! Des couples se sont formés, d’autres ont fait leur demande en mariage. Et comme le monde me disait « On se sent ailleurs chez toi », alors je l’ai appelé Ailleurs. Ailleurs, c’est ici (rires) ! La manière dont tu poses les chaises, le café, tu y mets quelque chose de toi. Quand je sers le café, je le fais toujours avec beaucoup de respect et d’amour.
Tu vois, toutes les cascades sauvages dans la nature qui jaillissent et qui font beaucoup de bruit ? Dès qu’elles trouvent la mer, elles s’apaisent. Et la vie de chaque être humain, c’est pareil. Toute ma vie a été une recherche de la vérité et de cette sérénité. D’abord je l’ai cherchée à l’extérieur, dans mes combats, mon engagement politique. Mais une fois que j’ai brisé la pierre dure dans mon coeur, une lumière a jailli. La porte du coeur ne s’ouvre que de l’intérieur, n’oublie pas cela. Désormais, je suis heureux en permanence. J’ai une famille adorable, des supers amis. Je reçois de l’amour, je donne de l’amour. J’arrive le matin heureux, et je rentre le soir fatigué, et heureux. »
(Plainpalais)
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Tous les dessins sont de Bayram.