PARTIE 1/3
« Mes parents sont partis vivre au Maroc quelques années avec la Seconde Guerre Mondiale. Et c’est là que je suis née, à Meknès. À ma naissance, ils ont eu une surprise : j’étais hermaphrodite ! C’est à dire que j’étais à la fois fille et garçon. J’ai commencé à réaliser que j’étais différente des autres vers 5-6 ans. J’étais un peu perdue. Est-ce que je suis une fille ou un garçon ? Et je me rappelle avoir demandé à ma mère : « Maman, qu’est-ce que je vais devenir ? » Elle m’a répondu : « Ne te fais pas de souci, c’est toi qui décideras plus tard ce que tu voudras devenir ». Et ça m’émeut à chaque fois que j’y pense. J’ai eu la chance d’avoir des parents qui m’ont acceptée telle que j’étais. J’avais une relation pleine d’amour avec eux.
On a vécu à Oujda et Alger, mon père participait à la construction du train du désert comme géomètre. La vie là-bas c’était la liberté totale, des fruits extraordinaires, et dès le mois de janvier tout le pays était en fleurs. Tous les week-ends, mon père nous conduisait à la plus belle plage du Maroc, la plage Saïdia. 14km de sable fin, c’était le paradis ! Puis en Algérie j’ai découvert la violence pour la première fois. Les bombardements, les sirènes, les immeubles qui s’écroulaient, les bateaux en feu de l’opération Torch. À 15 ans, j’ai connu les émeutes à Oujda. Je traversais la ville et tout à coup les gens se sont mis à courir. J’ai vu un docteur juif qui se tenait le ventre, tout rouge. J’ai vu une dame au sol, le ventre ouvert et l’embryon à côté. Ah j’en ai vu des choses ! Et ça a laissé des immenses traces en moi.
Peu de temps après, ma vie a pris un autre tournant. J’ai rencontré une amie de la famille, Carmen. Une femme extraordinaire de 8 ans de plus que moi. Avec elle j’ai découvert l’amour et j’ai fait l’expérience d’émois très forts. Après quelques temps, comme je devais quitter Oujda pour intégrer un lycée, je l’ai suivie à Tanger. À cette époque, Tanger c’était un petit paradis, une zone internationale où transitait beaucoup de monde. Et ça créait un bouillonnement culturel. Là-bas, on n’avait plus besoin de se cacher et on a vécu des moments magnifiques. Carmen a toujours pensé que j’étais faite pour faire l’amour. Et moi j’étais très curieuse, très sensible. Elle a voulu que je rencontre un monsieur, puis deux, puis trois. J’ai trouvé agréable mais c’était pas ma tasse de thé. Je préférais les relations féminines.
Puis un jour elle m’a dit : « Écoute Claudette, il faut que je t’apprenne un métier. » Elle connaissait une dame tenancière d’un beau bordel. Elle m’a dit : « Quoi qui t’arrivera dans ta vie, avec ça tu auras toujours une porte de sortie. Mais si t’es pas d’accord, y’a rien qui change entre nous. » Et j’ai accepté, par curiosité, parce que j’aimais le sexe, et parce que je ne voulais pas la décevoir. J’avais 16 ans, mais je savais ce qui m’attendait. Dans les pays du Sud, le feu couve sous les braises comme on dit (rires) ! Et c’est comme ça qu’à 16 ans j’ai commencé à travailler dans un bordel. J’ai d’abord suivi une formation avec un essayeur qui m’apprenait les positions, à faire venir le client rapidement ou doucement selon le temps qu’il avait payé. Et les questions d’hygiène. J’y suis restée pendant environ 3 années.
En parallèle, je continuais mes études. J’allais à l’école de 9h à 16h et puis ensuite j’allais au bordel jusqu’à minuit, et les week-ends. Avec l’école, j’avais un certain équilibre dans la vie ordinaire, bien-pensante. Et à travers le bordel, je vivais des expériences extraordinaires et je rencontrais toutes sortes de gens. Au début des années 50, les tensions contre le protectorat français au Maroc ont augmenté et mes parents ont décidé de rentrer en Suisse. Carmen et moi avons pleuré pendant 1 mois. Peu de temps avant mon départ, elle m’a dit : « Viens, on a encore quelque chose à faire. » Elle m’a amenée à la Banque de France et elle a retiré tout l’argent que j’avais gagné au bordel. Elle n’avait pas touché un sou ! Et c’est avec cet argent que plus tard j’ai pu payer ma maitrise fédérale.
En Suisse, on est arrivés à Porrentruy, dans le Jura. J’avais 19 ans et à cette époque le Jura c’était : le curé, le maire, le préfet, point à la ligne. Après Tanger et le bordel… c’était la cata ! Un changement de décor violent ! J’étais mal à l’aise, déstabilisée. J’avais plus Carmen, j’avais plus de sexualité. C’était très dur. En plus de ça, ma famille en Suisse s’attendait à ce que je sois un homme. Comme mes parents avaient dû faire un choix, ils avaient annoncé un garçon. Et d’aller leur expliquer maintenant que je suis hermaphrodite… J’aurais été une bête ! C’était impensable pour eux. Alors je n’ai plus mis ni robe, ni jupe. J’étais toujours en survêtement, et je cachais ma poitrine. J’ai toujours dû savoir jongler dans ma vie. Mais moi je ne peux pas me changer. Je me suis toujours sentie femme.
Malgré ce changement radical, je me suis bien adaptée. J’ai fait un bac +5 en architecture, avec une maitrise fédérale à Lausanne. En parallèle, j’ai développé une passion intense pour le cyclisme. Je courais chez Peugeot, en amateur. C’était 11 mois de sport par an hein ! J’ai été championne jurassienne, et il y a quelques années encore j’étais 15ème de France des plus de 40 ans. À l’époque, j’étais membre d’un club de vélo avec lequel je faisais souvent des courses. Et un jour, un ami du club me propose de retrouver ses sœurs après une course. J’arrive à leur table, et je n’oublierai jamais ce moment. À quelques mètres de moi, je vois une magnifique jeune fille, Andrée, et je me dis : « C’est avec elle que je veux me marier ! » Aussi clair que ça ! Et elle, a pensé exactement la même chose !
On a commencé à se fréquenter, mais c’était à l’époque hein ! On a fréquenté 6 ans sans rien faire ! Un jour, son papa lui a demandé : « C’est qui ce garçon ? Il est suisse au moins ? – Oui. – Catholique ou protestant ? – Catholique. – Il va à la messe tous les dimanches ? Oui, oui ! – Bon, tu peux le fréquenter alors. » C’était une autre époque (rires) ! Andrée avait toujours eu un doute sur mon identité, mais on n’en avait jamais parlé et j’appréhendais notre nuit de noce. Le soir de notre mariage, une cousine est venue m’expliquer ce qui était attendu de moi. J’ai rien dit mais j’avais envie de lui répondre : « Ma pauvre ! Si tu savais ce que j’ai vu (rires) ! » Finalement, la nuit de noce s’est passée très naturellement. Andrée m’a posé quelques questions, mais ça n’a rien changé entre nous. Elle m’aimait déjà bien avant. »
PARTIE 2/3
« Une vingtaine d’années ont passé, une vie de famille normale. Andrée et moi avons eu 2 enfants et adopté un troisième de Madagascar. Je travaillais pour un grand groupe américain. Tout allait bien. Puis en 1974, arrive l’histoire du Front de Libération du Jura (FLJ). Le Jura gagne son indépendance, extraordinaire, mais la ville de Moutier ne passe pas avec. Et je dis à Andrée : « Allons militer à Moutier. » Et on a milité très dur. Ça a été des émeutes terribles tous les samedis pendant presque 4 années. Lors de la première émeute, on a tenu les flics pendant 6 heures pour les empêcher d’arriver à l’hôtel de la gare. On était 2000 ! On avait des pistolets d’alarme de la marine française, et on s’en servait à tirs tendus… Des deux côtés les gens ont perdu des jambes, des yeux, certains ont perdu la vie.
Après 4 années, j’en ai eu marre de tout ça. C’était lourd à porter et ma vie professionnelle avait mal tourné. Alors on est partis vivre en France. Quelques années ont passé, une vie de famille normale à nouveau. Et un beau jour de mai, je devais avoir 45 ans environ, je passe la frontière Suisse en voiture avec mes enfants. Le douanier vient près de la voiture et me demande mes papiers. Puis il revient avec un pistolet et il me dit : « Vous êtes en état d’arrestation ! Sortez ! » Ils prennent mes empreintes et ils m’embarquent pour Berne. Les escaliers de l’ancienne gare de Genève, les rampes jaunes de chaque côté… Je les vois comme si c’était hier. Ma petite femme et mes enfants n’ont aucune nouvelle. Je demande aux flics ce qui se passe, mais ils répondent qu’ils ne peuvent rien me dire. Moi, je pensais que c’était une erreur.
On me place dans la prison au 5ème étage. Le lit fixé, le siège fixé, la table fixée. Une couverture et c’est tout ! Pas de lumière, pas d’eau chaude. J’avais rien pour me doucher. Je lavais mes sous-vêtements à l’eau froide, quand je les remettais ils étaient encore humides. Les volets automatiques qui se fermaient à 17 heures dans un bruit terrible… CLAC ! Et j’ai attendu là 1 jour… 2 jours… 1 semaine. Les jours défilaient. Aucune nouvelle. Rien. Juste la petite trappe qui s’ouvrait pour la nourriture. La bouffe suisse-allemande en prison… Ah putain il faut le faire ! Après 15 jours j’ai été envoyée à Hindelbank. Je demande à voir la directrice, et je lui demande pourquoi je suis là. Elle me répond : « Je peux pas vous dire, mais vous êtes très bien ici. » Et cette phrase a résonné longtemps dans ma tête.
J’ai pu téléphoner à un ami avocat et pour finir il a découvert que c’était une histoire jurassienne. Le douanier était pro-bernois et il s’était rappelé de mon nom, Plumey. Le juge était aussi pro-bernois, et il m’avait collé 15 mois de pénitencier sans aucun jugement ! Finalement, mon avocat a réussi à casser le dossier et au bout de 10 mois j’ai pu sortir. En sortant de prison, j’étais retombée à zéro. Mes enfants étaient autonomes, et Andrée vivait près de Genève chez l’un deux. Mais j’étais sans travail, sans logement, sans rien. Et comme j’étais classée terroriste, je n’avais le droit à aucune aide sociale. Que faire ? Et je me suis rappelé ce que m’avait dit Carmen. Beaucoup de femmes entrent dans la prostitution par pauvreté, et c’est ce qui m’est arrivé. À 46 ans, je suis allée faire le trottoir au Boulevard Helvétique.
Mais je l’ai bien vécu. Avec tout ce que j’avais vu, ça m’a pas dérangée. Je savais que c’était ça ou rien. Andrée était au courant bien-sûr. Elle connaissait tout mon passé et elle comprenait ma décision. Rapidement j’ai loué un studio rue de Menthoux, et je n’ai plus fait le trottoir. Je mettais mes annonces dans le journal « La Suisse ». C’était encore la belle époque, je faisais parfois 15’000 francs par mois. À moins de 100-150 je ne travaillais pas. Et grâce à ce travail, j’ai pu me relever. Bien sûr ce n’est pas toujours facile. J’ai fait l’expérience de violences, comme pratiquement toutes les filles, mais c’était rare. À Genève on est quand même bien protégées.
Au cours des années, j’ai réalisé que la prostitution c’est aussi une question d’amour. Dans la vie, tu sais, que ce soit le balayeur ou le directeur d’usine, les donneurs gagnent et les preneurs perdent. Et moi c’est clair que j’ai eu le sentiment de donner dans mon travail. J’essaie de m’assurer que le client passe un bon moment. Et c’est pour ça que j’ai toujours eu de nombreuses demandes. Et encore maintenant les clients me réclament. Ils me disent : « T’es passionnée ! Avec toi on peut parler de tout : d’argent, de philosophie, de sport, etc ! » C’est le dialogue qu’ils préfèrent chez moi. Ce n’est pas seulement une question de sexe.
Ce qui me satisfait le plus c’est de remettre des couples ensemble. J’ai eu un client régulier qui était directeur d’une grande marque automobile à Genève. Et il se plaignait tout le temps de son couple : « Ah c’est formidable avec toi ! Avec ma femme j’ai même pas le temps de discuter. Le samedi elle passe l’aspirateur avec les bigoudis, et le dimanche moi je fais mes comptes. » Je lui ai dit : « Mais putain ! Prends un petit hôtel à Evian et passe un week-end avec ta femme, merde ! » Et c’est ce qu’il a fait. Plus tard, il a raconté à sa femme qu’il était venu me voir. Je l’ai même rencontrée, on a soupé plusieurs fois ensemble et on est même devenues amies. Et c’est qu’une histoire parmi d’autres. Tu vois, la prostitution a plein de facettes ! »
PARTIE 3/3
« Quelque temps après avoir repris le travail du sexe, j’ai découvert l’association Aspasie, créée par des prostituées pour défendre leurs droits. Elle vient en aide à toutes les travailleuses et travailleurs du sexe sans aucune stigmatisation. Et elle a toujours conservé ce regard extraordinaire de Grisélidis Réal et des premières prostituées qui l’ont créée. J’ai réalisé qu’il fallait que je milite moi aussi pour défendre nos droits et je me suis engagée il y a 22 ans. Je suis maintenant co-présidente de l’association et on a récemment fêté nos 40 ans de militantisme ! Dans les débats sur la prostitution, beaucoup de gens qui n’y connaissent rien parlent à notre place. C’est pour ça que c’est important que nous, les travailleuses-eurs du sexe, prenions la parole. La prostitution est un métier. Il faut se mettre ça dans la tête !
C’est un contrat : ça je fais, ça coûte tant, ça je fais pas. C’est aussi un travail d’utilité publique. Au lieu qu’on viole des jeunes filles ou qu’on emmerde des gamines à la sortie de l’école, est-ce qu’il vaut mieux pas aller voir une travailleuse du sexe ? Autant que la prostitution soit admise et encadrée pour empêcher le proxénétisme aussi. Moi, je suis fière d’être prostituée, mais certaines personnes essaient encore de la supprimer. Leur message c’est : le corps ne doit pas être une marchandise. Un exemple qui m’a toujours frappée : vous voyez ces ouvriers qui travaillent le goudron au mois de juillet en plein soleil ? Vous croyez pas que c’est une usure du corps ? Et payé pour combien en plus ? Quand on décide de faire ce travail, c’est souvent par nécessité financière. C’est pas la prostitution qu’il faut supprimer, c’est la pauvreté !
Il y a 15 ans, j’ai fait une autre rencontre extraordinaire, le second grand amour de ma vie. Chaque année, l’ONU organise un festival de films sur les droits de l’homme. « Claudette », un film documentaire sur ma vie a été projeté dans ce cadre et je suis en suite intervenue pour parler de prostitution. Pendant la réception qui a suivi la projection, j’ai senti une présence derrière moi, trois-quarts gauche. Et avant même de me retourner, j’ai ressenti la même intuition que j’ai eue avec Andrée. Je me retourne, et ma petite Laura était là. Tout de suite, j’ai voulu passer du temps avec elle et je lui ai demandé : « Vous êtes libre ce soir ? » Elle a accepté que l’on dine ensemble. Elle avait 26 ans, moi 70. Et depuis ce jour-là on ne s’est plus quittées.
C’est une personne exceptionnelle qui a le cœur sur la main. Elle a amené dans ma vie un certain équilibre, quelque chose de très pur. Je partageais déjà ça avec Andrée, mais de manière différente. C’est difficile de décrire nos relations. J’étais à la fois avec Andrée et avec Laura. Je continuais à vire avec Andrée en France le week-end, et la semaine à Genève dans mon studio. Et les deux étaient amies bien-sûr. Depuis toute jeune, Laura était fascinée par la prostitution. Je vais t’envoyer une lettre qu’elle m’a écrite qui parle de comment elle m’a connue, de la prostitution, etc. D’après elle, toutes les femmes nous sommes un peu putes (rires) ! Parce que finalement, où s’arrête la prostitution ? La fille qui se fait inviter au restaurant, les sorties, les voyages… c’est tout le mec qui paie ! Est-ce que c’est pas un peu de la prostitution aussi ?
Il y a 3 ans, Andrée est décédée d’un cancer. Je n’ai jamais pu faire mon deuil, je pleure pratiquement tous les jours. On a vécu 63 années merveilleuses ensemble, on n’a jamais pensé à divorcer. Le secret d’un couple c’est de pouvoir se parler, de tout se dire et de rien se cacher. Toute ma vie a suivi ce même fil conducteur : l’amour. Il y a 3 sortes d’amour : Eros, Philia et Agape. Le plus important c’est Agape : donner sans aucune attente. Et mon plaisir réside justement quand je peux faire plaisir à l’autre. Simplement donner. C’est tellement bon de rendre quelqu’un heureux ! Quel est le but de notre vie si c’est n’est pas de penser un petit peu à son prochain ?
Je ne me sens pas à l’aise dans cette société qui se dit chrétienne, mais qui n’a rien compris du message du Christ. Tous les dogmes, moi, ça me passe par-dessus la tête. Pour moi le Christ c’est deux choses : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés », et « Ce que vous faites aux plus petits d’entre les miens, c’est à moi-même que vous le faites. » Au cours de ma vie, je pense que j’ai donné à réfléchir à beaucoup de gens. Je ne renie rien de ce que j’ai fait, rien de ce que j’ai pensé. On va me dire que je suis de gauche, que je suis révolutionnaire. Et bah oui, je suis révolutionnaire ! Sans faire partie d’aucun parti. J’ai 85 ans maintenant, j’ai survécu à 5 cancers, 6 opérations et un infarctus. Mais j’ai encore plein des révolutions à mener ! »
Publiée dans le cadre de la mini-série « 90’000 choses dans la tête », réalisée en partenariat avec Aspasie.
Lettre de Laura pour Claudette
« Par un pur hasard, je me suis retrouvée un samedi après midi du printemps 2006 dans une salle de cinéma où passait un film qui rendait hommage à Grisélidis Réal. Claudette participait au débat qui suivait la projection. Ce pur hasard a permis ma rencontre avec Claudette, une femme brodé dans une mini-jupe, avec un décolleté profond, les lèvres bien maquillées, et qui, par sa présence, envahissait bien la salle.
Plus tard, quand je me suis retrouvée à ses cotés parmi tant de gens qui l’entouraient pour lui poser d’innombrables questions, son invitation soudaine à souper ensemble le soir même m’est apparue comme la digne continuité de ma bonne fortune, qui avait probablement déjà changé le cours de ma vie. Le destin a probablement voulu que ce petit être humain, que je commençais à peine à connaître, entre inexorablement dans mon existence comme un vent chaud venu du désert et qui souffle en été, un vent qui passe, mais ce passage, on s’en souvient toute sa vie.
Claudette est un petit bout de femme que j’aime profondément, qui est intègre comme personne, avec une capacité unique de vivre et vivre encore sans s’arrêter, pour goûter toute la douceur et toute l’amertume de la vie, désespérément, intensément. Son enthousiasme, ce sont ses belles jambes qui l’amènent en vélo dans des courses et sur les sommets des montagnes. C’est aussi les festivals qui présentent son film « Claudette » dans le monde entier, et je l’ai accompagnée chaque fois que j’en ai trouvé le temps.
Son enthousiasme, ce sont les paroles qu’elle adresse aux gens; c’est aussi son ironie et sa capacité de rire même dans des situations difficiles. C’est aussi son engagement pour la défense des travailleuses du sexe, son coté sérieux. Son regard communique la liberté qui fait partie d’elle-même et qu’elle développe tout autour d’elle. Sans hésiter, je peux dire que c’est la personne la plus correcte, humble, dévote que je n’ai jamais rencontrée. Aussi quand j’ai lu la citation de la bible « Alors vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libre » appliquée à elle, je n’ai pu retenir mes larmes.
Il n’y pas assez de mots pour exprimer son côté fidèle, sa loyauté et c’est pour ça que qui a eu la chance de la connaître et je ne l’oublierai jamais. À travers du visage inconnu de l’après midi, la nuit a pris son nom, et elle est devenue étoile. Jusqu’à l’aube, en dépit de l’aube.
À ma Claudette, la courageuse, dans une vie où le courage se fait trop discret. »
Ta Laura
PARTIE 1/3
« Mes parents sont partis vivre au Maroc quelques années avec la Seconde Guerre Mondiale. Et c’est là que je suis née, à Meknès. À ma naissance, ils ont eu une surprise : j’étais hermaphrodite ! C’est à dire que j’étais à la fois fille et garçon. J’ai commencé à réaliser que j’étais différente des autres vers 5-6 ans. J’étais un peu perdue. Est-ce que je suis une fille ou un garçon ? Et je me rappelle avoir demandé à ma mère : « Maman, qu’est-ce que je vais devenir ? » Elle m’a répondu : « Ne te fais pas de souci, c’est toi qui décideras plus tard ce que tu voudras devenir ». Et ça m’émeut à chaque fois que j’y pense. J’ai eu la chance d’avoir des parents qui m’ont acceptée telle que j’étais. J’avais une relation pleine d’amour avec eux.
On a vécu à Oujda et Alger, mon père participait à la construction du train du désert comme géomètre. La vie là-bas c’était la liberté totale, des fruits extraordinaires, et dès le mois de janvier tout le pays était en fleurs. Tous les week-ends, mon père nous conduisait à la plus belle plage du Maroc, la plage Saïdia. 14km de sable fin, c’était le paradis ! Puis en Algérie j’ai découvert la violence pour la première fois. Les bombardements, les sirènes, les immeubles qui s’écroulaient, les bateaux en feu de l’opération Torch. À 15 ans, j’ai connu les émeutes à Oujda. Je traversais la ville et tout à coup les gens se sont mis à courir. J’ai vu un docteur juif qui se tenait le ventre, tout rouge. J’ai vu une dame au sol, le ventre ouvert et l’embryon à côté. Ah j’en ai vu des choses ! Et ça a laissé des immenses traces en moi.
Peu de temps après, ma vie a pris un autre tournant. J’ai rencontré une amie de la famille, Carmen. Une femme extraordinaire de 8 ans de plus que moi. Avec elle j’ai découvert l’amour et j’ai fait l’expérience d’émois très forts. Après quelques temps, comme je devais quitter Oujda pour intégrer un lycée, je l’ai suivie à Tanger. À cette époque, Tanger c’était un petit paradis, une zone internationale où transitait beaucoup de monde. Et ça créait un bouillonnement culturel. Là-bas, on n’avait plus besoin de se cacher et on a vécu des moments magnifiques. Carmen a toujours pensé que j’étais faite pour faire l’amour. Et moi j’étais très curieuse, très sensible. Elle a voulu que je rencontre un monsieur, puis deux, puis trois. J’ai trouvé agréable mais c’était pas ma tasse de thé. Je préférais les relations féminines.
Puis un jour elle m’a dit : « Écoute Claudette, il faut que je t’apprenne un métier. » Elle connaissait une dame tenancière d’un beau bordel. Elle m’a dit : « Quoi qui t’arrivera dans ta vie, avec ça tu auras toujours une porte de sortie. Mais si t’es pas d’accord, y’a rien qui change entre nous. » Et j’ai accepté, par curiosité, parce que j’aimais le sexe, et parce que je ne voulais pas la décevoir. J’avais 16 ans, mais je savais ce qui m’attendait. Dans les pays du Sud, le feu couve sous les braises comme on dit (rires) ! Et c’est comme ça qu’à 16 ans j’ai commencé à travailler dans un bordel. J’ai d’abord suivi une formation avec un essayeur qui m’apprenait les positions, à faire venir le client rapidement ou doucement selon le temps qu’il avait payé. Et les questions d’hygiène. J’y suis restée pendant environ 3 années.
En parallèle, je continuais mes études. J’allais à l’école de 9h à 16h et puis ensuite j’allais au bordel jusqu’à minuit, et les week-ends. Avec l’école, j’avais un certain équilibre dans la vie ordinaire, bien-pensante. Et à travers le bordel, je vivais des expériences extraordinaires et je rencontrais toutes sortes de gens. Au début des années 50, les tensions contre le protectorat français au Maroc ont augmenté et mes parents ont décidé de rentrer en Suisse. Carmen et moi avons pleuré pendant 1 mois. Peu de temps avant mon départ, elle m’a dit : « Viens, on a encore quelque chose à faire. » Elle m’a amenée à la Banque de France et elle a retiré tout l’argent que j’avais gagné au bordel. Elle n’avait pas touché un sou ! Et c’est avec cet argent que plus tard j’ai pu payer ma maitrise fédérale.
En Suisse, on est arrivés à Porrentruy, dans le Jura. J’avais 19 ans et à cette époque le Jura c’était : le curé, le maire, le préfet, point à la ligne. Après Tanger et le bordel… c’était la cata ! Un changement de décor violent ! J’étais mal à l’aise, déstabilisée. J’avais plus Carmen, j’avais plus de sexualité. C’était très dur. En plus de ça, ma famille en Suisse s’attendait à ce que je sois un homme. Comme mes parents avaient dû faire un choix, ils avaient annoncé un garçon. Et d’aller leur expliquer maintenant que je suis hermaphrodite… J’aurais été une bête ! C’était impensable pour eux. Alors je n’ai plus mis ni robe, ni jupe. J’étais toujours en survêtement, et je cachais ma poitrine. J’ai toujours dû savoir jongler dans ma vie. Mais moi je ne peux pas me changer. Je me suis toujours sentie femme.
Malgré ce changement radical, je me suis bien adaptée. J’ai fait un bac +5 en architecture, avec une maitrise fédérale à Lausanne. En parallèle, j’ai développé une passion intense pour le cyclisme. Je courais chez Peugeot, en amateur. C’était 11 mois de sport par an hein ! J’ai été championne jurassienne, et il y a quelques années encore j’étais 15ème de France des plus de 40 ans. À l’époque, j’étais membre d’un club de vélo avec lequel je faisais souvent des courses. Et un jour, un ami du club me propose de retrouver ses sœurs après une course. J’arrive à leur table, et je n’oublierai jamais ce moment. À quelques mètres de moi, je vois une magnifique jeune fille, Andrée, et je me dis : « C’est avec elle que je veux me marier ! » Aussi clair que ça ! Et elle, a pensé exactement la même chose !
On a commencé à se fréquenter, mais c’était à l’époque hein ! On a fréquenté 6 ans sans rien faire ! Un jour, son papa lui a demandé : « C’est qui ce garçon ? Il est suisse au moins ? – Oui. – Catholique ou protestant ? – Catholique. – Il va à la messe tous les dimanches ? Oui, oui ! – Bon, tu peux le fréquenter alors. » C’était une autre époque (rires) ! Andrée avait toujours eu un doute sur mon identité, mais on n’en avait jamais parlé et j’appréhendais notre nuit de noce. Le soir de notre mariage, une cousine est venue m’expliquer ce qui était attendu de moi. J’ai rien dit mais j’avais envie de lui répondre : « Ma pauvre ! Si tu savais ce que j’ai vu (rires) ! » Finalement, la nuit de noce s’est passée très naturellement. Andrée m’a posé quelques questions, mais ça n’a rien changé entre nous. Elle m’aimait déjà bien avant. »
PARTIE 2/3
« Une vingtaine d’années ont passé, une vie de famille normale. Andrée et moi avons eu 2 enfants et adopté un troisième de Madagascar. Je travaillais pour un grand groupe américain. Tout allait bien. Puis en 1974, arrive l’histoire du Front de Libération du Jura (FLJ). Le Jura gagne son indépendance, extraordinaire, mais la ville de Moutier ne passe pas avec. Et je dis à Andrée : « Allons militer à Moutier. » Et on a milité très dur. Ça a été des émeutes terribles tous les samedis pendant presque 4 années. Lors de la première émeute, on a tenu les flics pendant 6 heures pour les empêcher d’arriver à l’hôtel de la gare. On était 2000 ! On avait des pistolets d’alarme de la marine française, et on s’en servait à tirs tendus… Des deux côtés les gens ont perdu des jambes, des yeux, certains ont perdu la vie.
Après 4 années, j’en ai eu marre de tout ça. C’était lourd à porter et ma vie professionnelle avait mal tourné. Alors on est partis vivre en France. Quelques années ont passé, une vie de famille normale à nouveau. Et un beau jour de mai, je devais avoir 45 ans environ, je passe la frontière Suisse en voiture avec mes enfants. Le douanier vient près de la voiture et me demande mes papiers. Puis il revient avec un pistolet et il me dit : « Vous êtes en état d’arrestation ! Sortez ! » Ils prennent mes empreintes et ils m’embarquent pour Berne. Les escaliers de l’ancienne gare de Genève, les rampes jaunes de chaque côté… Je les vois comme si c’était hier. Ma petite femme et mes enfants n’ont aucune nouvelle. Je demande aux flics ce qui se passe, mais ils répondent qu’ils ne peuvent rien me dire. Moi, je pensais que c’était une erreur.
On me place dans la prison au 5ème étage. Le lit fixé, le siège fixé, la table fixée. Une couverture et c’est tout ! Pas de lumière, pas d’eau chaude. J’avais rien pour me doucher. Je lavais mes sous-vêtements à l’eau froide, quand je les remettais ils étaient encore humides. Les volets automatiques qui se fermaient à 17 heures dans un bruit terrible… CLAC ! Et j’ai attendu là 1 jour… 2 jours… 1 semaine. Les jours défilaient. Aucune nouvelle. Rien. Juste la petite trappe qui s’ouvrait pour la nourriture. La bouffe suisse-allemande en prison… Ah putain il faut le faire ! Après 15 jours j’ai été envoyée à Hindelbank. Je demande à voir la directrice, et je lui demande pourquoi je suis là. Elle me répond : « Je peux pas vous dire, mais vous êtes très bien ici. » Et cette phrase a résonné longtemps dans ma tête.
J’ai pu téléphoner à un ami avocat et pour finir il a découvert que c’était une histoire jurassienne. Le douanier était pro-bernois et il s’était rappelé de mon nom, Plumey. Le juge était aussi pro-bernois, et il m’avait collé 15 mois de pénitencier sans aucun jugement ! Finalement, mon avocat a réussi à casser le dossier et au bout de 10 mois j’ai pu sortir. En sortant de prison, j’étais retombée à zéro. Mes enfants étaient autonomes, et Andrée vivait près de Genève chez l’un deux. Mais j’étais sans travail, sans logement, sans rien. Et comme j’étais classée terroriste, je n’avais le droit à aucune aide sociale. Que faire ? Et je me suis rappelé ce que m’avait dit Carmen. Beaucoup de femmes entrent dans la prostitution par pauvreté, et c’est ce qui m’est arrivé. À 46 ans, je suis allée faire le trottoir au Boulevard Helvétique.
Mais je l’ai bien vécu. Avec tout ce que j’avais vu, ça m’a pas dérangée. Je savais que c’était ça ou rien. Andrée était au courant bien-sûr. Elle connaissait tout mon passé et elle comprenait ma décision. Rapidement j’ai loué un studio rue de Menthoux, et je n’ai plus fait le trottoir. Je mettais mes annonces dans le journal « La Suisse ». C’était encore la belle époque, je faisais parfois 15’000 francs par mois. À moins de 100-150 je ne travaillais pas. Et grâce à ce travail, j’ai pu me relever.
Bien sûr ce n’est pas toujours facile. J’ai fait l’expérience de violences, comme pratiquement toutes les filles, mais c’était rare. À Genève on est quand même bien protégées. Au cours des années, j’ai réalisé que la prostitution c’est aussi une question d’amour. Dans la vie, tu sais, que ce soit le balayeur ou le directeur d’usine, les donneurs gagnent et les preneurs perdent. Et moi c’est clair que j’ai eu le sentiment de donner dans mon travail. J’essaie de m’assurer que le client passe un bon moment. Et c’est pour ça que j’ai toujours eu de nombreuses demandes. Et encore maintenant les clients me réclament. Ils me disent : « T’es passionnée ! Avec toi on peut parler de tout : d’argent, de philosophie, de sport, etc ! » C’est le dialogue qu’ils préfèrent chez moi. Ce n’est pas seulement une question de sexe.
Ce qui me satisfait le plus c’est de remettre des couples ensemble. J’ai eu un client régulier qui était directeur d’une grande marque automobile à Genève. Et il se plaignait tout le temps de son couple : « Ah c’est formidable avec toi ! Avec ma femme j’ai même pas le temps de discuter. Le samedi elle passe l’aspirateur avec les bigoudis, et le dimanche moi je fais mes comptes. » Je lui ai dit : « Mais putain ! Prends un petit hôtel à Evian et passe un week-end avec ta femme, merde ! » Et c’est ce qu’il a fait. Plus tard, il a raconté à sa femme qu’il était venu me voir. Je l’ai même rencontrée, on a soupé plusieurs fois ensemble et on est même devenues amies. Et c’est qu’une histoire parmi d’autres. Tu vois, la prostitution a plein de facettes ! »
PARTIE 3/3
« Quelque temps après avoir repris le travail du sexe, j’ai découvert l’association Aspasie, créée par des prostituées pour défendre leurs droits. Elle vient en aide à toutes les travailleuses et travailleurs du sexe sans aucune stigmatisation. Et elle a toujours conservé ce regard extraordinaire de Grisélidis Réal et des premières prostituées qui l’ont créée. J’ai réalisé qu’il fallait que je milite moi aussi pour défendre nos droits et je me suis engagée il y a 22 ans. Je suis maintenant co-présidente de l’association et on a récemment fêté nos 40 ans de militantisme ! Dans les débats sur la prostitution, beaucoup de gens qui n’y connaissent rien parlent à notre place. C’est pour ça que c’est important que nous, les travailleuses-eurs du sexe, prenions la parole. La prostitution est un métier. Il faut se mettre ça dans la tête !
C’est un contrat : ça je fais, ça coûte tant, ça je fais pas. C’est aussi un travail d’utilité publique. Au lieu qu’on viole des jeunes filles ou qu’on emmerde des gamines à la sortie de l’école, est-ce qu’il vaut mieux pas aller voir une travailleuse du sexe ? Autant que la prostitution soit admise et encadrée pour empêcher le proxénétisme aussi. Moi, je suis fière d’être prostituée, mais certaines personnes essaient encore de la supprimer. Leur message c’est : le corps ne doit pas être une marchandise. Un exemple qui m’a toujours frappée : vous voyez ces ouvriers qui travaillent le goudron au mois de juillet en plein soleil ? Vous croyez pas que c’est une usure du corps ? Et payé pour combien en plus ? Quand on décide de faire ce travail, c’est souvent par nécessité financière. C’est pas la prostitution qu’il faut supprimer, c’est la pauvreté !
Il y a 15 ans, j’ai fait une autre rencontre extraordinaire, le second grand amour de ma vie. Chaque année, l’ONU organise un festival de films sur les droits de l’homme. « Claudette », un film documentaire sur ma vie a été projeté dans ce cadre et je suis en suite intervenue pour parler de prostitution. Pendant la réception qui a suivi la projection, j’ai senti une présence derrière moi, trois-quarts gauche. Et avant même de me retourner, j’ai ressenti la même intuition que j’ai eue avec Andrée. Je me retourne, et ma petite Laura était là. Tout de suite, j’ai voulu passer du temps avec elle et je lui ai demandé : « Vous êtes libre ce soir ? » Elle a accepté que l’on dine ensemble. Elle avait 26 ans, moi 70. Et depuis ce jour-là on ne s’est plus quittées.
C’est une personne exceptionnelle qui a le cœur sur la main. Elle a amené dans ma vie un certain équilibre, quelque chose de très pur. Je partageais déjà ça avec Andrée, mais de manière différente. C’est difficile de décrire nos relations. J’étais à la fois avec Andrée et avec Laura. Je continuais à vire avec Andrée en France le week-end, et la semaine à Genève dans mon studio. Et les deux étaient amies bien-sûr. Depuis toute jeune, Laura était fascinée par la prostitution. Je vais t’envoyer une lettre qu’elle m’a écrite qui parle de comment elle m’a connue, de la prostitution, etc. D’après elle, toutes les femmes nous sommes un peu putes (rires) ! Parce que finalement, où s’arrête la prostitution ? La fille qui se fait inviter au restaurant, les sorties, les voyages… c’est tout le mec qui paie ! Est-ce que c’est pas un peu de la prostitution aussi ?
Il y a 3 ans, Andrée est décédée d’un cancer. Je n’ai jamais pu faire mon deuil, je pleure pratiquement tous les jours. On a vécu 63 années merveilleuses ensemble, on n’a jamais pensé à divorcer. Le secret d’un couple c’est de pouvoir se parler, de tout se dire et de rien se cacher. Toute ma vie a suivi ce même fil conducteur : l’amour. Il y a 3 sortes d’amour : Eros, Philia et Agape. Le plus important c’est Agape : donner sans aucune attente. Et mon plaisir réside justement quand je peux faire plaisir à l’autre. Simplement donner. C’est tellement bon de rendre quelqu’un heureux ! Quel est le but de notre vie si c’est n’est pas de penser un petit peu à son prochain ?
Je ne me sens pas à l’aise dans cette société qui se dit chrétienne, mais qui n’a rien compris du message du Christ. Tous les dogmes, moi, ça me passe par-dessus la tête. Pour moi le Christ c’est deux choses : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés », et « Ce que vous faites aux plus petits d’entre les miens, c’est à moi-même que vous le faites. » Au cours de ma vie, je pense que j’ai donné à réfléchir à beaucoup de gens. Je ne renie rien de ce que j’ai fait, rien de ce que j’ai pensé. On va me dire que je suis de gauche, que je suis révolutionnaire. Et bah oui, je suis révolutionnaire ! Sans faire partie d’aucun parti. J’ai 85 ans maintenant, j’ai survécu à 5 cancers, 6 opérations et un infarctus. Mais j’ai encore plein des révolutions à mener ! »
Publiée dans le cadre de la mini-série « 90’000 choses dans la tête », réalisée en partenariat avec Aspasie.
Lettre de Laura pour Claudette
« Par un pur hasard, je me suis retrouvée un samedi après midi du printemps 2006 dans une salle de cinéma où passait un film qui rendait hommage à Grisélidis Réal. Claudette participait au débat qui suivait la projection. Ce pur hasard a permis ma rencontre avec Claudette, une femme brodé dans une mini-jupe, avec un décolleté profond, les lèvres bien maquillées, et qui, par sa présence, envahissait bien la salle.
Plus tard, quand je me suis retrouvée à ses cotés parmi tant de gens qui l’entouraient pour lui poser d’innombrables questions, son invitation soudaine à souper ensemble le soir même m’est apparue comme la digne continuité de ma bonne fortune, qui avait probablement déjà changé le cours de ma vie. Le destin a probablement voulu que ce petit être humain, que je commençais à peine à connaître, entre inexorablement dans mon existence comme un vent chaud venu du désert et qui souffle en été, un vent qui passe, mais ce passage, on s’en souvient toute sa vie.
Claudette est un petit bout de femme que j’aime profondément, qui est intègre comme personne, avec une capacité unique de vivre et vivre encore sans s’arrêter, pour goûter toute la douceur et toute l’amertume de la vie, désespérément, intensément. Son enthousiasme, ce sont ses belles jambes qui l’amènent en vélo dans des courses et sur les sommets des montagnes. C’est aussi les festivals qui présentent son film « Claudette » dans le monde entier, et je l’ai accompagnée chaque fois que j’en ai trouvé le temps.
Son enthousiasme, ce sont les paroles qu’elle adresse aux gens; c’est aussi son ironie et sa capacité de rire même dans des situations difficiles. C’est aussi son engagement pour la défense des travailleuses du sexe, son coté sérieux. Son regard communique la liberté qui fait partie d’elle-même et qu’elle développe tout autour d’elle. Sans hésiter, je peux dire que c’est la personne la plus correcte, humble, dévote que je n’ai jamais rencontrée. Aussi quand j’ai lu la citation de la bible « Alors vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libre » appliquée à elle, je n’ai pu retenir mes larmes.
Il n’y pas assez de mots pour exprimer son côté fidèle, sa loyauté et c’est pour ça que qui a eu la chance de la connaître et je ne l’oublierai jamais. À travers du visage inconnu de l’après midi, la nuit a pris son nom, et elle est devenue étoile. Jusqu’à l’aube, en dépit de l’aube.
À ma Claudette, la courageuse, dans une vie où le courage se fait trop discret. »
Ta Laura
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PARTIE 1/3
« Mes parents sont partis vivre au Maroc quelques années avec la Seconde Guerre Mondiale. Et c’est là que je suis née, à Meknès. À ma naissance, ils ont eu une surprise : j’étais hermaphrodite ! C’est à dire que j’étais à la fois fille et garçon. J’ai commencé à réaliser que j’étais différente des autres vers 5-6 ans. J’étais un peu perdue. Est-ce que je suis une fille ou un garçon ? Et je me rappelle avoir demandé à ma mère : « Maman, qu’est-ce que je vais devenir ? » Elle m’a répondu : « Ne te fais pas de souci, c’est toi qui décideras plus tard ce que tu voudras devenir ». Et ça m’émeut à chaque fois que j’y pense. J’ai eu la chance d’avoir des parents qui m’ont acceptée telle que j’étais. J’avais une relation pleine d’amour avec eux.
On a vécu à Oujda et Alger, mon père participait à la construction du train du désert comme géomètre. La vie là-bas c’était la liberté totale, des fruits extraordinaires, et dès le mois de janvier tout le pays était en fleurs. Tous les week-ends, mon père nous conduisait à la plus belle plage du Maroc, la plage Saïdia. 14km de sable fin, c’était le paradis ! Puis en Algérie j’ai découvert la violence pour la première fois. Les bombardements, les sirènes, les immeubles qui s’écroulaient, les bateaux en feu de l’opération Torch. À 15 ans, j’ai connu les émeutes à Oujda. Je traversais la ville et tout à coup les gens se sont mis à courir. J’ai vu un docteur juif qui se tenait le ventre, tout rouge. J’ai vu une dame au sol, le ventre ouvert et l’embryon à côté. Ah j’en ai vu des choses ! Et ça a laissé des immenses traces en moi.
Peu de temps après, ma vie a pris un autre tournant. J’ai rencontré une amie de la famille, Carmen. Une femme extraordinaire de 8 ans de plus que moi. Avec elle j’ai découvert l’amour et j’ai fait l’expérience d’émois très forts. Après quelques temps, comme je devais quitter Oujda pour intégrer un lycée, je l’ai suivie à Tanger. À cette époque, Tanger c’était un petit paradis, une zone internationale où transitait beaucoup de monde. Et ça créait un bouillonnement culturel. Là-bas, on n’avait plus besoin de se cacher et on a vécu des moments magnifiques. Carmen a toujours pensé que j’étais faite pour faire l’amour. Et moi j’étais très curieuse, très sensible. Elle a voulu que je rencontre un monsieur, puis deux, puis trois. J’ai trouvé agréable mais c’était pas ma tasse de thé. Je préférais les relations féminines.
Puis un jour elle m’a dit : « Écoute Claudette, il faut que je t’apprenne un métier. » Elle connaissait une dame tenancière d’un beau bordel. Elle m’a dit : « Quoi qui t’arrivera dans ta vie, avec ça tu auras toujours une porte de sortie. Mais si t’es pas d’accord, y’a rien qui change entre nous. » Et j’ai accepté, par curiosité, parce que j’aimais le sexe, et parce que je ne voulais pas la décevoir. J’avais 16 ans, mais je savais ce qui m’attendait. Dans les pays du Sud, le feu couve sous les braises comme on dit (rires) ! Et c’est comme ça qu’à 16 ans j’ai commencé à travailler dans un bordel. J’ai d’abord suivi une formation avec un essayeur qui m’apprenait les positions, à faire venir le client rapidement ou doucement selon le temps qu’il avait payé. Et les questions d’hygiène. J’y suis restée pendant environ 3 années.
En parallèle, je continuais mes études. J’allais à l’école de 9h à 16h et puis ensuite j’allais au bordel jusqu’à minuit, et les week-ends. Avec l’école, j’avais un certain équilibre dans la vie ordinaire, bien-pensante. Et à travers le bordel, je vivais des expériences extraordinaires et je rencontrais toutes sortes de gens. Au début des années 50, les tensions contre le protectorat français au Maroc ont augmenté et mes parents ont décidé de rentrer en Suisse. Carmen et moi avons pleuré pendant 1 mois. Peu de temps avant mon départ, elle m’a dit : « Viens, on a encore quelque chose à faire. » Elle m’a amenée à la Banque de France et elle a retiré tout l’argent que j’avais gagné au bordel. Elle n’avait pas touché un sou ! Et c’est avec cet argent que plus tard j’ai pu payer ma maitrise fédérale.
En Suisse, on est arrivés à Porrentruy, dans le Jura. J’avais 19 ans et à cette époque le Jura c’était : le curé, le maire, le préfet, point à la ligne. Après Tanger et le bordel… c’était la cata ! Un changement de décor violent ! J’étais mal à l’aise, déstabilisée. J’avais plus Carmen, j’avais plus de sexualité. C’était très dur. En plus de ça, ma famille en Suisse s’attendait à ce que je sois un homme. Comme mes parents avaient dû faire un choix, ils avaient annoncé un garçon. Et d’aller leur expliquer maintenant que je suis hermaphrodite… J’aurais été une bête ! C’était impensable pour eux. Alors je n’ai plus mis ni robe, ni jupe. J’étais toujours en survêtement, et je cachais ma poitrine. J’ai toujours dû savoir jongler dans ma vie. Mais moi je ne peux pas me changer. Je me suis toujours sentie femme.
Malgré ce changement radical, je me suis bien adaptée. J’ai fait un bac +5 en architecture, avec une maitrise fédérale à Lausanne. En parallèle, j’ai développé une passion intense pour le cyclisme. Je courais chez Peugeot, en amateur. C’était 11 mois de sport par an hein ! J’ai été championne jurassienne, et il y a quelques années encore j’étais 15ème de France des plus de 40 ans. À l’époque, j’étais membre d’un club de vélo avec lequel je faisais souvent des courses. Et un jour, un ami du club me propose de retrouver ses sœurs après une course. J’arrive à leur table, et je n’oublierai jamais ce moment. À quelques mètres de moi, je vois une magnifique jeune fille, Andrée, et je me dis : « C’est avec elle que je veux me marier ! » Aussi clair que ça ! Et elle, a pensé exactement la même chose !
On a commencé à se fréquenter, mais c’était à l’époque hein ! On a fréquenté 6 ans sans rien faire ! Un jour, son papa lui a demandé : « C’est qui ce garçon ? Il est suisse au moins ? – Oui. – Catholique ou protestant ? – Catholique. – Il va à la messe tous les dimanches ? Oui, oui ! – Bon, tu peux le fréquenter alors. » C’était une autre époque (rires) ! Andrée avait toujours eu un doute sur mon identité, mais on n’en avait jamais parlé et j’appréhendais notre nuit de noce. Le soir de notre mariage, une cousine est venue m’expliquer ce qui était attendu de moi. J’ai rien dit mais j’avais envie de lui répondre : « Ma pauvre ! Si tu savais ce que j’ai vu (rires) ! » Finalement, la nuit de noce s’est passée très naturellement. Andrée m’a posé quelques questions, mais ça n’a rien changé entre nous. Elle m’aimait déjà bien avant. »
PARTIE 2/3
« Une vingtaine d’années ont passé, une vie de famille normale. Andrée et moi avons eu 2 enfants et adopté un troisième de Madagascar. Je travaillais pour un grand groupe américain. Tout allait bien. Puis en 1974, arrive l’histoire du Front de Libération du Jura (FLJ). Le Jura gagne son indépendance, extraordinaire, mais la ville de Moutier ne passe pas avec. Et je dis à Andrée : « Allons militer à Moutier. » Et on a milité très dur. Ça a été des émeutes terribles tous les samedis pendant presque 4 années. Lors de la première émeute, on a tenu les flics pendant 6 heures pour les empêcher d’arriver à l’hôtel de la gare. On était 2000 ! On avait des pistolets d’alarme de la marine française, et on s’en servait à tirs tendus… Des deux côtés les gens ont perdu des jambes, des yeux, certains ont perdu la vie.
Après 4 années, j’en ai eu marre de tout ça. C’était lourd à porter et ma vie professionnelle avait mal tourné. Alors on est partis vivre en France. Quelques années ont passé, une vie de famille normale à nouveau. Et un beau jour de mai, je devais avoir 45 ans environ, je passe la frontière Suisse en voiture avec mes enfants. Le douanier vient près de la voiture et me demande mes papiers. Puis il revient avec un pistolet et il me dit : « Vous êtes en état d’arrestation ! Sortez ! » Ils prennent mes empreintes et ils m’embarquent pour Berne. Les escaliers de l’ancienne gare de Genève, les rampes jaunes de chaque côté… Je les vois comme si c’était hier. Ma petite femme et mes enfants n’ont aucune nouvelle. Je demande aux flics ce qui se passe, mais ils répondent qu’ils ne peuvent rien me dire. Moi, je pensais que c’était une erreur.
On me place dans la prison au 5ème étage. Le lit fixé, le siège fixé, la table fixée. Une couverture et c’est tout ! Pas de lumière, pas d’eau chaude. J’avais rien pour me doucher. Je lavais mes sous-vêtements à l’eau froide, quand je les remettais ils étaient encore humides. Les volets automatiques qui se fermaient à 17 heures dans un bruit terrible… CLAC ! Et j’ai attendu là 1 jour… 2 jours… 1 semaine. Les jours défilaient. Aucune nouvelle. Rien. Juste la petite trappe qui s’ouvrait pour la nourriture. La bouffe suisse-allemande en prison… Ah putain il faut le faire ! Après 15 jours j’ai été envoyée à Hindelbank. Je demande à voir la directrice, et je lui demande pourquoi je suis là. Elle me répond : « Je peux pas vous dire, mais vous êtes très bien ici. » Et cette phrase a résonné longtemps dans ma tête.
J’ai pu téléphoner à un ami avocat et pour finir il a découvert que c’était une histoire jurassienne. Le douanier était pro-bernois et il s’était rappelé de mon nom, Plumey. Le juge était aussi pro-bernois, et il m’avait collé 15 mois de pénitencier sans aucun jugement ! Finalement, mon avocat a réussi à casser le dossier et au bout de 10 mois j’ai pu sortir. En sortant de prison, j’étais retombée à zéro. Mes enfants étaient autonomes, et Andrée vivait près de Genève chez l’un deux. Mais j’étais sans travail, sans logement, sans rien. Et comme j’étais classée terroriste, je n’avais le droit à aucune aide sociale. Que faire ? Et je me suis rappelé ce que m’avait dit Carmen. Beaucoup de femmes entrent dans la prostitution par pauvreté, et c’est ce qui m’est arrivé. À 46 ans, je suis allée faire le trottoir au Boulevard Helvétique.
Mais je l’ai bien vécu. Avec tout ce que j’avais vu, ça m’a pas dérangée. Je savais que c’était ça ou rien. Andrée était au courant bien-sûr. Elle connaissait tout mon passé et elle comprenait ma décision. Rapidement j’ai loué un studio rue de Menthoux, et je n’ai plus fait le trottoir. Je mettais mes annonces dans le journal « La Suisse ». C’était encore la belle époque, je faisais parfois 15’000 francs par mois. À moins de 100-150 je ne travaillais pas. Et grâce à ce travail, j’ai pu me relever. Bien sûr ce n’est pas toujours facile. J’ai fait l’expérience de violences, comme pratiquement toutes les filles, mais c’était rare. À Genève on est quand même bien protégées.
Au cours des années, j’ai réalisé que la prostitution c’est aussi une question d’amour. Dans la vie, tu sais, que ce soit le balayeur ou le directeur d’usine, les donneurs gagnent et les preneurs perdent. Et moi c’est clair que j’ai eu le sentiment de donner dans mon travail. J’essaie de m’assurer que le client passe un bon moment. Et c’est pour ça que j’ai toujours eu de nombreuses demandes. Et encore maintenant les clients me réclament. Ils me disent : « T’es passionnée ! Avec toi on peut parler de tout : d’argent, de philosophie, de sport, etc ! » C’est le dialogue qu’ils préfèrent chez moi. Ce n’est pas seulement une question de sexe.
Ce qui me satisfait le plus c’est de remettre des couples ensemble. J’ai eu un client régulier qui était directeur d’une grande marque automobile à Genève. Et il se plaignait tout le temps de son couple : « Ah c’est formidable avec toi ! Avec ma femme j’ai même pas le temps de discuter. Le samedi elle passe l’aspirateur avec les bigoudis, et le dimanche moi je fais mes comptes. » Je lui ai dit : « Mais putain ! Prends un petit hôtel à Evian et passe un week-end avec ta femme, merde ! » Et c’est ce qu’il a fait. Plus tard, il a raconté à sa femme qu’il était venu me voir. Je l’ai même rencontrée, on a soupé plusieurs fois ensemble et on est même devenues amies. Et c’est qu’une histoire parmi d’autres. Tu vois, la prostitution a plein de facettes ! »
PARTIE 3/3
« Quelque temps après avoir repris le travail du sexe, j’ai découvert l’association Aspasie, créée par des prostituées pour défendre leurs droits. Elle vient en aide à toutes les travailleuses et travailleurs du sexe sans aucune stigmatisation. Et elle a toujours conservé ce regard extraordinaire de Grisélidis Réal et des premières prostituées qui l’ont créée. J’ai réalisé qu’il fallait que je milite moi aussi pour défendre nos droits et je me suis engagée il y a 22 ans. Je suis maintenant co-présidente de l’association et on a récemment fêté nos 40 ans de militantisme ! Dans les débats sur la prostitution, beaucoup de gens qui n’y connaissent rien parlent à notre place. C’est pour ça que c’est important que nous, les travailleuses-eurs du sexe, prenions la parole. La prostitution est un métier. Il faut se mettre ça dans la tête !
C’est un contrat : ça je fais, ça coûte tant, ça je fais pas. C’est aussi un travail d’utilité publique. Au lieu qu’on viole des jeunes filles ou qu’on emmerde des gamines à la sortie de l’école, est-ce qu’il vaut mieux pas aller voir une travailleuse du sexe ? Autant que la prostitution soit admise et encadrée pour empêcher le proxénétisme aussi. Moi, je suis fière d’être prostituée, mais certaines personnes essaient encore de la supprimer. Leur message c’est : le corps ne doit pas être une marchandise. Un exemple qui m’a toujours frappée : vous voyez ces ouvriers qui travaillent le goudron au mois de juillet en plein soleil ? Vous croyez pas que c’est une usure du corps ? Et payé pour combien en plus ? Quand on décide de faire ce travail, c’est souvent par nécessité financière. C’est pas la prostitution qu’il faut supprimer, c’est la pauvreté !
Il y a 15 ans, j’ai fait une autre rencontre extraordinaire, le second grand amour de ma vie. Chaque année, l’ONU organise un festival de films sur les droits de l’homme. « Claudette », un film documentaire sur ma vie a été projeté dans ce cadre et je suis en suite intervenue pour parler de prostitution. Pendant la réception qui a suivi la projection, j’ai senti une présence derrière moi, trois-quarts gauche. Et avant même de me retourner, j’ai ressenti la même intuition que j’ai eue avec Andrée. Je me retourne, et ma petite Laura était là. Tout de suite, j’ai voulu passer du temps avec elle et je lui ai demandé : « Vous êtes libre ce soir ? » Elle a accepté que l’on dine ensemble. Elle avait 26 ans, moi 70. Et depuis ce jour-là on ne s’est plus quittées.
C’est une personne exceptionnelle qui a le cœur sur la main. Elle a amené dans ma vie un certain équilibre, quelque chose de très pur. Je partageais déjà ça avec Andrée, mais de manière différente. C’est difficile de décrire nos relations. J’étais à la fois avec Andrée et avec Laura. Je continuais à vire avec Andrée en France le week-end, et la semaine à Genève dans mon studio. Et les deux étaient amies bien-sûr. Depuis toute jeune, Laura était fascinée par la prostitution. Je vais t’envoyer une lettre qu’elle m’a écrite qui parle de comment elle m’a connue, de la prostitution, etc. D’après elle, toutes les femmes nous sommes un peu putes (rires) ! Parce que finalement, où s’arrête la prostitution ? La fille qui se fait inviter au restaurant, les sorties, les voyages… c’est tout le mec qui paie ! Est-ce que c’est pas un peu de la prostitution aussi ?
Il y a 3 ans, Andrée est décédée d’un cancer. Je n’ai jamais pu faire mon deuil, je pleure pratiquement tous les jours. On a vécu 63 années merveilleuses ensemble, on n’a jamais pensé à divorcer. Le secret d’un couple c’est de pouvoir se parler, de tout se dire et de rien se cacher. Toute ma vie a suivi ce même fil conducteur : l’amour. Il y a 3 sortes d’amour : Eros, Philia et Agape. Le plus important c’est Agape : donner sans aucune attente. Et mon plaisir réside justement quand je peux faire plaisir à l’autre. Simplement donner. C’est tellement bon de rendre quelqu’un heureux ! Quel est le but de notre vie si c’est n’est pas de penser un petit peu à son prochain ?
Je ne me sens pas à l’aise dans cette société qui se dit chrétienne, mais qui n’a rien compris du message du Christ. Tous les dogmes, moi, ça me passe par-dessus la tête. Pour moi le Christ c’est deux choses : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés », et « Ce que vous faites aux plus petits d’entre les miens, c’est à moi-même que vous le faites. » Au cours de ma vie, je pense que j’ai donné à réfléchir à beaucoup de gens. Je ne renie rien de ce que j’ai fait, rien de ce que j’ai pensé. On va me dire que je suis de gauche, que je suis révolutionnaire. Et bah oui, je suis révolutionnaire ! Sans faire partie d’aucun parti. J’ai 85 ans maintenant, j’ai survécu à 5 cancers, 6 opérations et un infarctus. Mais j’ai encore plein des révolutions à mener ! »
Publiée dans le cadre de la mini-série « 90’000 choses dans la tête », réalisée en partenariat avec Aspasie.
Lettre de Laura pour Claudette
« Par un pur hasard, je me suis retrouvée un samedi après midi du printemps 2006 dans une salle de cinéma où passait un film qui rendait hommage à Grisélidis Réal. Claudette participait au débat qui suivait la projection. Ce pur hasard a permis ma rencontre avec Claudette, une femme brodé dans une mini-jupe, avec un décolleté profond, les lèvres bien maquillées, et qui, par sa présence, envahissait bien la salle.
Plus tard, quand je me suis retrouvée à ses cotés parmi tant de gens qui l’entouraient pour lui poser d’innombrables questions, son invitation soudaine à souper ensemble le soir même m’est apparue comme la digne continuité de ma bonne fortune, qui avait probablement déjà changé le cours de ma vie. Le destin a probablement voulu que ce petit être humain, que je commençais à peine à connaître, entre inexorablement dans mon existence comme un vent chaud venu du désert et qui souffle en été, un vent qui passe, mais ce passage, on s’en souvient toute sa vie.
Claudette est un petit bout de femme que j’aime profondément, qui est intègre comme personne, avec une capacité unique de vivre et vivre encore sans s’arrêter, pour goûter toute la douceur et toute l’amertume de la vie, désespérément, intensément. Son enthousiasme, ce sont ses belles jambes qui l’amènent en vélo dans des courses et sur les sommets des montagnes. C’est aussi les festivals qui présentent son film « Claudette » dans le monde entier, et je l’ai accompagnée chaque fois que j’en ai trouvé le temps.
Son enthousiasme, ce sont les paroles qu’elle adresse aux gens; c’est aussi son ironie et sa capacité de rire même dans des situations difficiles. C’est aussi son engagement pour la défense des travailleuses du sexe, son coté sérieux. Son regard communique la liberté qui fait partie d’elle-même et qu’elle développe tout autour d’elle. Sans hésiter, je peux dire que c’est la personne la plus correcte, humble, dévote que je n’ai jamais rencontrée. Aussi quand j’ai lu la citation de la bible « Alors vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libre » appliquée à elle, je n’ai pu retenir mes larmes.
Il n’y pas assez de mots pour exprimer son côté fidèle, sa loyauté et c’est pour ça que qui a eu la chance de la connaître et je ne l’oublierai jamais. À travers du visage inconnu de l’après midi, la nuit a pris son nom, et elle est devenue étoile. Jusqu’à l’aube, en dépit de l’aube.
À ma Claudette, la courageuse, dans une vie où le courage se fait trop discret. »
Ta Laura
PARTIE 1/3
« Mes parents sont partis vivre au Maroc quelques années avec la Seconde Guerre Mondiale. Et c’est là que je suis née, à Meknès. À ma naissance, ils ont eu une surprise : j’étais hermaphrodite ! C’est à dire que j’étais à la fois fille et garçon. J’ai commencé à réaliser que j’étais différente des autres vers 5-6 ans. J’étais un peu perdue. Est-ce que je suis une fille ou un garçon ? Et je me rappelle avoir demandé à ma mère : « Maman, qu’est-ce que je vais devenir ? » Elle m’a répondu : « Ne te fais pas de souci, c’est toi qui décideras plus tard ce que tu voudras devenir ». Et ça m’émeut à chaque fois que j’y pense. J’ai eu la chance d’avoir des parents qui m’ont acceptée telle que j’étais. J’avais une relation pleine d’amour avec eux.
On a vécu à Oujda et Alger, mon père participait à la construction du train du désert comme géomètre. La vie là-bas c’était la liberté totale, des fruits extraordinaires, et dès le mois de janvier tout le pays était en fleurs. Tous les week-ends, mon père nous conduisait à la plus belle plage du Maroc, la plage Saïdia. 14km de sable fin, c’était le paradis ! Puis en Algérie j’ai découvert la violence pour la première fois. Les bombardements, les sirènes, les immeubles qui s’écroulaient, les bateaux en feu de l’opération Torch. À 15 ans, j’ai connu les émeutes à Oujda. Je traversais la ville et tout à coup les gens se sont mis à courir. J’ai vu un docteur juif qui se tenait le ventre, tout rouge. J’ai vu une dame au sol, le ventre ouvert et l’embryon à côté. Ah j’en ai vu des choses ! Et ça a laissé des immenses traces en moi.
Peu de temps après, ma vie a pris un autre tournant. J’ai rencontré une amie de la famille, Carmen. Une femme extraordinaire de 8 ans de plus que moi. Avec elle j’ai découvert l’amour et j’ai fait l’expérience d’émois très forts. Après quelques temps, comme je devais quitter Oujda pour intégrer un lycée, je l’ai suivie à Tanger. À cette époque, Tanger c’était un petit paradis, une zone internationale où transitait beaucoup de monde. Et ça créait un bouillonnement culturel. Là-bas, on n’avait plus besoin de se cacher et on a vécu des moments magnifiques. Carmen a toujours pensé que j’étais faite pour faire l’amour. Et moi j’étais très curieuse, très sensible. Elle a voulu que je rencontre un monsieur, puis deux, puis trois. J’ai trouvé agréable mais c’était pas ma tasse de thé. Je préférais les relations féminines.
Puis un jour elle m’a dit : « Écoute Claudette, il faut que je t’apprenne un métier. » Elle connaissait une dame tenancière d’un beau bordel. Elle m’a dit : « Quoi qui t’arrivera dans ta vie, avec ça tu auras toujours une porte de sortie. Mais si t’es pas d’accord, y’a rien qui change entre nous. » Et j’ai accepté, par curiosité, parce que j’aimais le sexe, et parce que je ne voulais pas la décevoir. J’avais 16 ans, mais je savais ce qui m’attendait. Dans les pays du Sud, le feu couve sous les braises comme on dit (rires) ! Et c’est comme ça qu’à 16 ans j’ai commencé à travailler dans un bordel. J’ai d’abord suivi une formation avec un essayeur qui m’apprenait les positions, à faire venir le client rapidement ou doucement selon le temps qu’il avait payé. Et les questions d’hygiène. J’y suis restée pendant environ 3 années.
En parallèle, je continuais mes études. J’allais à l’école de 9h à 16h et puis ensuite j’allais au bordel jusqu’à minuit, et les week-ends. Avec l’école, j’avais un certain équilibre dans la vie ordinaire, bien-pensante. Et à travers le bordel, je vivais des expériences extraordinaires et je rencontrais toutes sortes de gens. Au début des années 50, les tensions contre le protectorat français au Maroc ont augmenté et mes parents ont décidé de rentrer en Suisse. Carmen et moi avons pleuré pendant 1 mois. Peu de temps avant mon départ, elle m’a dit : « Viens, on a encore quelque chose à faire. » Elle m’a amenée à la Banque de France et elle a retiré tout l’argent que j’avais gagné au bordel. Elle n’avait pas touché un sou ! Et c’est avec cet argent que plus tard j’ai pu payer ma maitrise fédérale.
En Suisse, on est arrivés à Porrentruy, dans le Jura. J’avais 19 ans et à cette époque le Jura c’était : le curé, le maire, le préfet, point à la ligne. Après Tanger et le bordel… c’était la cata ! Un changement de décor violent ! J’étais mal à l’aise, déstabilisée. J’avais plus Carmen, j’avais plus de sexualité. C’était très dur. En plus de ça, ma famille en Suisse s’attendait à ce que je sois un homme. Comme mes parents avaient dû faire un choix, ils avaient annoncé un garçon. Et d’aller leur expliquer maintenant que je suis hermaphrodite… J’aurais été une bête ! C’était impensable pour eux. Alors je n’ai plus mis ni robe, ni jupe. J’étais toujours en survêtement, et je cachais ma poitrine. J’ai toujours dû savoir jongler dans ma vie. Mais moi je ne peux pas me changer. Je me suis toujours sentie femme.
Malgré ce changement radical, je me suis bien adaptée. J’ai fait un bac +5 en architecture, avec une maitrise fédérale à Lausanne. En parallèle, j’ai développé une passion intense pour le cyclisme. Je courais chez Peugeot, en amateur. C’était 11 mois de sport par an hein ! J’ai été championne jurassienne, et il y a quelques années encore j’étais 15ème de France des plus de 40 ans. À l’époque, j’étais membre d’un club de vélo avec lequel je faisais souvent des courses. Et un jour, un ami du club me propose de retrouver ses sœurs après une course. J’arrive à leur table, et je n’oublierai jamais ce moment. À quelques mètres de moi, je vois une magnifique jeune fille, Andrée, et je me dis : « C’est avec elle que je veux me marier ! » Aussi clair que ça ! Et elle, a pensé exactement la même chose !
On a commencé à se fréquenter, mais c’était à l’époque hein ! On a fréquenté 6 ans sans rien faire ! Un jour, son papa lui a demandé : « C’est qui ce garçon ? Il est suisse au moins ? – Oui. – Catholique ou protestant ? – Catholique. – Il va à la messe tous les dimanches ? Oui, oui ! – Bon, tu peux le fréquenter alors. » C’était une autre époque (rires) ! Andrée avait toujours eu un doute sur mon identité, mais on n’en avait jamais parlé et j’appréhendais notre nuit de noce. Le soir de notre mariage, une cousine est venue m’expliquer ce qui était attendu de moi. J’ai rien dit mais j’avais envie de lui répondre : « Ma pauvre ! Si tu savais ce que j’ai vu (rires) ! » Finalement, la nuit de noce s’est passée très naturellement. Andrée m’a posé quelques questions, mais ça n’a rien changé entre nous. Elle m’aimait déjà bien avant. »
PARTIE 2/3
« Une vingtaine d’années ont passé, une vie de famille normale. Andrée et moi avons eu 2 enfants et adopté un troisième de Madagascar. Je travaillais pour un grand groupe américain. Tout allait bien. Puis en 1974, arrive l’histoire du Front de Libération du Jura (FLJ). Le Jura gagne son indépendance, extraordinaire, mais la ville de Moutier ne passe pas avec. Et je dis à Andrée : « Allons militer à Moutier. » Et on a milité très dur. Ça a été des émeutes terribles tous les samedis pendant presque 4 années. Lors de la première émeute, on a tenu les flics pendant 6 heures pour les empêcher d’arriver à l’hôtel de la gare. On était 2000 ! On avait des pistolets d’alarme de la marine française, et on s’en servait à tirs tendus… Des deux côtés les gens ont perdu des jambes, des yeux, certains ont perdu la vie.
Après 4 années, j’en ai eu marre de tout ça. C’était lourd à porter et ma vie professionnelle avait mal tourné. Alors on est partis vivre en France. Quelques années ont passé, une vie de famille normale à nouveau. Et un beau jour de mai, je devais avoir 45 ans environ, je passe la frontière Suisse en voiture avec mes enfants. Le douanier vient près de la voiture et me demande mes papiers. Puis il revient avec un pistolet et il me dit : « Vous êtes en état d’arrestation ! Sortez ! » Ils prennent mes empreintes et ils m’embarquent pour Berne. Les escaliers de l’ancienne gare de Genève, les rampes jaunes de chaque côté… Je les vois comme si c’était hier. Ma petite femme et mes enfants n’ont aucune nouvelle. Je demande aux flics ce qui se passe, mais ils répondent qu’ils ne peuvent rien me dire. Moi, je pensais que c’était une erreur.
On me place dans la prison au 5ème étage. Le lit fixé, le siège fixé, la table fixée. Une couverture et c’est tout ! Pas de lumière, pas d’eau chaude. J’avais rien pour me doucher. Je lavais mes sous-vêtements à l’eau froide, quand je les remettais ils étaient encore humides. Les volets automatiques qui se fermaient à 17 heures dans un bruit terrible… CLAC ! Et j’ai attendu là 1 jour… 2 jours… 1 semaine. Les jours défilaient. Aucune nouvelle. Rien. Juste la petite trappe qui s’ouvrait pour la nourriture. La bouffe suisse-allemande en prison… Ah putain il faut le faire ! Après 15 jours j’ai été envoyée à Hindelbank. Je demande à voir la directrice, et je lui demande pourquoi je suis là. Elle me répond : « Je peux pas vous dire, mais vous êtes très bien ici. » Et cette phrase a résonné longtemps dans ma tête.
J’ai pu téléphoner à un ami avocat et pour finir il a découvert que c’était une histoire jurassienne. Le douanier était pro-bernois et il s’était rappelé de mon nom, Plumey. Le juge était aussi pro-bernois, et il m’avait collé 15 mois de pénitencier sans aucun jugement ! Finalement, mon avocat a réussi à casser le dossier et au bout de 10 mois j’ai pu sortir. En sortant de prison, j’étais retombée à zéro. Mes enfants étaient autonomes, et Andrée vivait près de Genève chez l’un deux. Mais j’étais sans travail, sans logement, sans rien. Et comme j’étais classée terroriste, je n’avais le droit à aucune aide sociale. Que faire ? Et je me suis rappelé ce que m’avait dit Carmen. Beaucoup de femmes entrent dans la prostitution par pauvreté, et c’est ce qui m’est arrivé. À 46 ans, je suis allée faire le trottoir au Boulevard Helvétique.
Mais je l’ai bien vécu. Avec tout ce que j’avais vu, ça m’a pas dérangée. Je savais que c’était ça ou rien. Andrée était au courant bien-sûr. Elle connaissait tout mon passé et elle comprenait ma décision. Rapidement j’ai loué un studio rue de Menthoux, et je n’ai plus fait le trottoir. Je mettais mes annonces dans le journal « La Suisse ». C’était encore la belle époque, je faisais parfois 15’000 francs par mois. À moins de 100-150 je ne travaillais pas. Et grâce à ce travail, j’ai pu me relever.
Bien sûr ce n’est pas toujours facile. J’ai fait l’expérience de violences, comme pratiquement toutes les filles, mais c’était rare. À Genève on est quand même bien protégées. Au cours des années, j’ai réalisé que la prostitution c’est aussi une question d’amour. Dans la vie, tu sais, que ce soit le balayeur ou le directeur d’usine, les donneurs gagnent et les preneurs perdent. Et moi c’est clair que j’ai eu le sentiment de donner dans mon travail. J’essaie de m’assurer que le client passe un bon moment. Et c’est pour ça que j’ai toujours eu de nombreuses demandes. Et encore maintenant les clients me réclament. Ils me disent : « T’es passionnée ! Avec toi on peut parler de tout : d’argent, de philosophie, de sport, etc ! » C’est le dialogue qu’ils préfèrent chez moi. Ce n’est pas seulement une question de sexe.
Ce qui me satisfait le plus c’est de remettre des couples ensemble. J’ai eu un client régulier qui était directeur d’une grande marque automobile à Genève. Et il se plaignait tout le temps de son couple : « Ah c’est formidable avec toi ! Avec ma femme j’ai même pas le temps de discuter. Le samedi elle passe l’aspirateur avec les bigoudis, et le dimanche moi je fais mes comptes. » Je lui ai dit : « Mais putain ! Prends un petit hôtel à Evian et passe un week-end avec ta femme, merde ! » Et c’est ce qu’il a fait. Plus tard, il a raconté à sa femme qu’il était venu me voir. Je l’ai même rencontrée, on a soupé plusieurs fois ensemble et on est même devenues amies. Et c’est qu’une histoire parmi d’autres. Tu vois, la prostitution a plein de facettes ! »
PARTIE 3/3
« Quelque temps après avoir repris le travail du sexe, j’ai découvert l’association Aspasie, créée par des prostituées pour défendre leurs droits. Elle vient en aide à toutes les travailleuses et travailleurs du sexe sans aucune stigmatisation. Et elle a toujours conservé ce regard extraordinaire de Grisélidis Réal et des premières prostituées qui l’ont créée. J’ai réalisé qu’il fallait que je milite moi aussi pour défendre nos droits et je me suis engagée il y a 22 ans. Je suis maintenant co-présidente de l’association et on a récemment fêté nos 40 ans de militantisme ! Dans les débats sur la prostitution, beaucoup de gens qui n’y connaissent rien parlent à notre place. C’est pour ça que c’est important que nous, les travailleuses-eurs du sexe, prenions la parole. La prostitution est un métier. Il faut se mettre ça dans la tête !
C’est un contrat : ça je fais, ça coûte tant, ça je fais pas. C’est aussi un travail d’utilité publique. Au lieu qu’on viole des jeunes filles ou qu’on emmerde des gamines à la sortie de l’école, est-ce qu’il vaut mieux pas aller voir une travailleuse du sexe ? Autant que la prostitution soit admise et encadrée pour empêcher le proxénétisme aussi. Moi, je suis fière d’être prostituée, mais certaines personnes essaient encore de la supprimer. Leur message c’est : le corps ne doit pas être une marchandise. Un exemple qui m’a toujours frappée : vous voyez ces ouvriers qui travaillent le goudron au mois de juillet en plein soleil ? Vous croyez pas que c’est une usure du corps ? Et payé pour combien en plus ? Quand on décide de faire ce travail, c’est souvent par nécessité financière. C’est pas la prostitution qu’il faut supprimer, c’est la pauvreté !
Il y a 15 ans, j’ai fait une autre rencontre extraordinaire, le second grand amour de ma vie. Chaque année, l’ONU organise un festival de films sur les droits de l’homme. « Claudette », un film documentaire sur ma vie a été projeté dans ce cadre et je suis en suite intervenue pour parler de prostitution. Pendant la réception qui a suivi la projection, j’ai senti une présence derrière moi, trois-quarts gauche. Et avant même de me retourner, j’ai ressenti la même intuition que j’ai eue avec Andrée. Je me retourne, et ma petite Laura était là. Tout de suite, j’ai voulu passer du temps avec elle et je lui ai demandé : « Vous êtes libre ce soir ? » Elle a accepté que l’on dine ensemble. Elle avait 26 ans, moi 70. Et depuis ce jour-là on ne s’est plus quittées.
C’est une personne exceptionnelle qui a le cœur sur la main. Elle a amené dans ma vie un certain équilibre, quelque chose de très pur. Je partageais déjà ça avec Andrée, mais de manière différente. C’est difficile de décrire nos relations. J’étais à la fois avec Andrée et avec Laura. Je continuais à vire avec Andrée en France le week-end, et la semaine à Genève dans mon studio. Et les deux étaient amies bien-sûr. Depuis toute jeune, Laura était fascinée par la prostitution. Je vais t’envoyer une lettre qu’elle m’a écrite qui parle de comment elle m’a connue, de la prostitution, etc. D’après elle, toutes les femmes nous sommes un peu putes (rires) ! Parce que finalement, où s’arrête la prostitution ? La fille qui se fait inviter au restaurant, les sorties, les voyages… c’est tout le mec qui paie ! Est-ce que c’est pas un peu de la prostitution aussi ?
Il y a 3 ans, Andrée est décédée d’un cancer. Je n’ai jamais pu faire mon deuil, je pleure pratiquement tous les jours. On a vécu 63 années merveilleuses ensemble, on n’a jamais pensé à divorcer. Le secret d’un couple c’est de pouvoir se parler, de tout se dire et de rien se cacher. Toute ma vie a suivi ce même fil conducteur : l’amour. Il y a 3 sortes d’amour : Eros, Philia et Agape. Le plus important c’est Agape : donner sans aucune attente. Et mon plaisir réside justement quand je peux faire plaisir à l’autre. Simplement donner. C’est tellement bon de rendre quelqu’un heureux ! Quel est le but de notre vie si c’est n’est pas de penser un petit peu à son prochain ?
Je ne me sens pas à l’aise dans cette société qui se dit chrétienne, mais qui n’a rien compris du message du Christ. Tous les dogmes, moi, ça me passe par-dessus la tête. Pour moi le Christ c’est deux choses : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés », et « Ce que vous faites aux plus petits d’entre les miens, c’est à moi-même que vous le faites. » Au cours de ma vie, je pense que j’ai donné à réfléchir à beaucoup de gens. Je ne renie rien de ce que j’ai fait, rien de ce que j’ai pensé. On va me dire que je suis de gauche, que je suis révolutionnaire. Et bah oui, je suis révolutionnaire ! Sans faire partie d’aucun parti. J’ai 85 ans maintenant, j’ai survécu à 5 cancers, 6 opérations et un infarctus. Mais j’ai encore plein des révolutions à mener ! »
Publiée dans le cadre de la mini-série « 90’000 choses dans la tête », réalisée en partenariat avec Aspasie.
Lettre de Laura pour Claudette
« Par un pur hasard, je me suis retrouvée un samedi après midi du printemps 2006 dans une salle de cinéma où passait un film qui rendait hommage à Grisélidis Réal. Claudette participait au débat qui suivait la projection. Ce pur hasard a permis ma rencontre avec Claudette, une femme brodé dans une mini-jupe, avec un décolleté profond, les lèvres bien maquillées, et qui, par sa présence, envahissait bien la salle.
Plus tard, quand je me suis retrouvée à ses cotés parmi tant de gens qui l’entouraient pour lui poser d’innombrables questions, son invitation soudaine à souper ensemble le soir même m’est apparue comme la digne continuité de ma bonne fortune, qui avait probablement déjà changé le cours de ma vie. Le destin a probablement voulu que ce petit être humain, que je commençais à peine à connaître, entre inexorablement dans mon existence comme un vent chaud venu du désert et qui souffle en été, un vent qui passe, mais ce passage, on s’en souvient toute sa vie.
Claudette est un petit bout de femme que j’aime profondément, qui est intègre comme personne, avec une capacité unique de vivre et vivre encore sans s’arrêter, pour goûter toute la douceur et toute l’amertume de la vie, désespérément, intensément. Son enthousiasme, ce sont ses belles jambes qui l’amènent en vélo dans des courses et sur les sommets des montagnes. C’est aussi les festivals qui présentent son film « Claudette » dans le monde entier, et je l’ai accompagnée chaque fois que j’en ai trouvé le temps.
Son enthousiasme, ce sont les paroles qu’elle adresse aux gens; c’est aussi son ironie et sa capacité de rire même dans des situations difficiles. C’est aussi son engagement pour la défense des travailleuses du sexe, son coté sérieux. Son regard communique la liberté qui fait partie d’elle-même et qu’elle développe tout autour d’elle. Sans hésiter, je peux dire que c’est la personne la plus correcte, humble, dévote que je n’ai jamais rencontrée. Aussi quand j’ai lu la citation de la bible « Alors vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libre » appliquée à elle, je n’ai pu retenir mes larmes.
Il n’y pas assez de mots pour exprimer son côté fidèle, sa loyauté et c’est pour ça que qui a eu la chance de la connaître et je ne l’oublierai jamais. À travers du visage inconnu de l’après midi, la nuit a pris son nom, et elle est devenue étoile. Jusqu’à l’aube, en dépit de l’aube.
À ma Claudette, la courageuse, dans une vie où le courage se fait trop discret. »
Ta Laura