« J’ai grandi dans une petite ville au sud-est de l’Ukraine, dans la région de Zaporijjia, qui est maintenant occupée par les Russes. C’est là où se trouve la fameuse centrale nucléaire. Dans les années 90, après le démantèlement de l’URSS, on a traversé des années difficiles. Surtout ceux qui travaillaient dans le secteur public. On pouvait voir des médecins qui vendaient des légumes, et les entreprises payaient leurs employés ce qu’ils produisaient, par exemple des bouilloires. Heureusement ma mère a pu continuer à exercer comme médecin, mais on n’avait pas de la viande chaque semaine. Mais elle raconte toujours qu’à cette époque tout le monde s’entraidait beaucoup, que les gens étaient tellement ouverts. Maintenant tu ne sais même pas qui habite sur ton palier !
Petit à petit, la situation économique s’est améliorée. À l’université, j’ai étudié la traduction du français vers l’ukrainien. J’ai toujours aimé lire, passer du temps à étudier les langues vivantes, découvrir comment elles évoluent et leur lien avec la culture. Mon rêve c’était de devenir interprète simultanée à l’ONU. La traduction en simultanée… Ah ça mobilise ton cerveau ! J’aime beaucoup ça. Et pour le faire à l’ONU, c’est vraiment the best of the best ! T’es obligée d’avoir un niveau incroyable ! Après mes études, j’ai travaillé un peu comme traductrice, puis j’ai trouvé un poste chez Auchan, les hypermarchés. C’est un groupe immense avec plein de possibilités. J’y ai travaillé pendant 14 années, et j’ai appris beaucoup de choses là-bas.
Le 16 février 2022, je suis partie en vacances en Egypte pour voir mes amis. Et le 24 février, la veille du jour où je devais rentrer en Ukraine, la guerre a éclaté et l’espace aérien a été fermé. Je n’ai jamais pu rentrer en Ukraine depuis. J’ai quitté chez moi sans savoir que je n’allais pas pouvoir revenir. C’était le grand inconnu. Tout à coup, je ne pouvais plus me projeter, même à une semaine. Où aller ? Quoi faire ? Puis une amie qui habitait à Genève m’a proposé de m’accueillir et en mars je suis partie pour la Suisse. Je suis restée plusieurs mois chez elle avec sa famille. J’ai essayé de ne pas créer d’inconvénients pour qu’ils se sentent comme avant. Je suis très reconnaissante pour leur patience, tout s’est très bien passé !
Et peu de temps après être arrivée, j’ai appris que j’étais enceinte… C’était très dur et stressant de me dire que j’allais avoir un enfant seule ici. L’insécurité et l’inconnu complet et total. Où je serai hébergée ? Qui va m’aider pour garder l’enfant ? Comment je vais travailler ? Je vais accoucher dans quelques jours maintenant… Heureusement tout s’est bien passé jusqu’ici. Ce qui m’a beaucoup aidé c’est le bénévolat comme interpète que j’ai rapidement commencé. J’ai vu un énorme besoin en interprètes pour aider les assistants sociaux. Donc, souvent j’ai passé mes journées dans les centres d’accueil, jusqu’à la fermeture à minuit.
Ce ne sont pas toujours des émotions faciles, quand je fais par exemple la traduction pour une famille qui vient de Marioupol. T’as entendu parler de cette ville ? Ils ont tout perdu. Par exemple, la maison que le père de famille construisait depuis des années, ou l’entreprise dans laquelle il avait tout investi. Donc, le bénévolat c’est aussi des émotions dures, lourdes. Mais quand tu vois que t’as aidé à régler des soucis, à soulager la vie, ça donne un peu de joie. Tu n’es plus seulement un observateur. Et ça m’a permis aussi de ne pas rester seule avec mes pensées. J’ai rencontré des gens formidables dans le social. Être bien entourée, c’est déjà la moitié du chemin, même plus ! Parce que quand j’y pense un peu, c’est une situation triste de se retrouver dans un pays comme réfugiée, seule et enceinte…
Être déracinée aussi vite, c’est horrible. Ce sentiment du déracinement, tu peux presque le palper. J’avais une vie normale, un CDI dans une entreprise internationale, un logement, les cinémas que j’adorais tous les vendredis soir. Et puis là, j’ai plus rien. Je n’ai plus accès au soutien physique et matériel de ma propre culture. Des livres en ukrainien ou en russe, la cuisine ukrainienne ou même les étiquettes des produits dans les magasins. Je n’ai rien contre la langue russe. Avant la guerre, il y avait beaucoup de mixité avec les Russes dans ma ville. On a toujours été liés culturellement, et ma famille a toujours été russophone. La langue et la culture n’appartiennent à personne, à aucune personnalité politique, à aucun tyran qui mange les bébés au petit déjeuner. C’est quelque chose de tellement globale et important. Donc, j’ai jamais abandonné l’idée de parler le russe. Dernièrement, en parlant cette langue je pense souvent à tous les humanistes et défenseurs des droits de l’homme pour qui la langue russe est maternelle.
Je voudrais bien retourner en Ukraine après la guerre, mais l’histoire démontre bien que les périodes post-guerre sont toujours compliquées. Si j’étais seule, je serais partante, même pour avoir un boulot et des conditions de vie simples et pour m’investir dans la reconstruction du pays. Mais maintenant avec l’enfant, je ne veux pas qu’il ait ce parcours dur. Aujourd’hui en Ukraine, les enfants doivent se cacher dans les caves humides pendant les sirènes. Je ne veux pas ça pour mon enfant. Donc, pour l’instant j’aimerais m’installer ici. La grosse partie de mon intégration est déjà faite parce que je parlais déjà la langue en arrivant. J’ai beaucoup de chance pour ça. Mais pour l’instant c’est l’Hospice Général qui me prend en charge financièrement. J’ai perdu tout ce que j’avais, et je vis aux frais d’un État qui n’est pas le mien.
Pour moi c’est pas normal du tout. J’ai le sentiment d’abuser des fonds des citoyens. Ça me donne beaucoup de stress parce que toute ma vie j’ai été indépendante et j’ai payé mes impôts. Donc, être intégrée pour moi, c’est aussi être indépendante financièrement. C’est pour ça que je voudrais travailler au plus vite, payer mes impôts et ne pas être un fardeau pour ce pays. Pour l’instant, je travaille comme interprète à la Croix-Rouge genevoise. Mais j’ai gardé le même rêve de devenir interprète simultanée à l’ONU. Récemment, j’ai rencontré une vraie traductrice de l’ONU ! Elle m’a donné des astuces pour le concours et comment faire pour être embauchée. C’est pas facile d’accéder à ce genre d’organisations, mais je vais essayer et qui sait !
Il y a quelques jours, on a fêté la journée de vareniki au Centre d’accueil de jour de la Croix-Rouge. C’est un plat national ukrainien, une sorte de ravioli. Des familles avaient préparé plein de différentes sortes de ravioli, minutieusement, avec le même goût traditionnel. Les enfants ont chanté nos chansons nationales. C’était de la joie, un moment très chaleureux, même familial avec des gens que je ne connaissais pas vraiment. Je ne m’attendais pas à être aussi contente. Et ça m’a aidé à réaliser que pour le moment, oui, je suis déracinée. Parce que ce qui était ordinaire avant, maintenant, je le reçois avec tellement de force. Être chez soi ça veut dire être tranquille, ne pas être soucieuse, qu’il n’y a pas besoin de courir ici et là pour se débrouiller. Et ce jour-là, pendant quelques instants, j’étais un peu chez moi. »
Publiée dans le cadre de la mini-série « Et puis la guerre a commencé… », réalisée en partenariat avec la Croix-Rouge genevoise.
« J’ai grandi dans une petite ville au sud-est de l’Ukraine, dans la région de Zaporijjia, qui est maintenant occupée par les Russes. C’est là où se trouve la fameuse centrale nucléaire. Dans les années 90, après le démantèlement de l’URSS, on a traversé des années difficiles. Surtout ceux qui travaillaient dans le secteur public. On pouvait voir des médecins qui vendaient des légumes, et les entreprises payaient leurs employés ce qu’ils produisaient, par exemple des bouilloires. Heureusement ma mère a pu continuer à exercer comme médecin, mais on n’avait pas de la viande chaque semaine. Mais elle raconte toujours qu’à cette époque tout le monde s’entraidait beaucoup, que les gens étaient tellement ouverts. Maintenant tu ne sais même pas qui habite sur ton palier !
Petit à petit, la situation économique s’est améliorée. À l’université, j’ai étudié la traduction du français vers l’ukrainien. J’ai toujours aimé lire, passer du temps à étudier les langues vivantes, découvrir comment elles évoluent et leur lien avec la culture. Mon rêve c’était de devenir interprète simultanée à l’ONU. La traduction en simultanée… Ah ça mobilise ton cerveau ! J’aime beaucoup ça. Et pour le faire à l’ONU, c’est vraiment the best of the best ! T’es obligée d’avoir un niveau incroyable ! Après mes études, j’ai travaillé un peu comme traductrice, puis j’ai trouvé un poste chez Auchan, les hypermarchés. C’est un groupe immense avec plein de possibilités. J’y ai travaillé pendant 14 années, et j’ai appris beaucoup de choses là-bas.
Le 16 février 2022, je suis partie en vacances en Egypte pour voir mes amis. Et le 24 février, la veille du jour où je devais rentrer en Ukraine, la guerre a éclaté et l’espace aérien a été fermé. Je n’ai jamais pu rentrer en Ukraine depuis. J’ai quitté chez moi sans savoir que je n’allais pas pouvoir revenir. C’était le grand inconnu. Tout à coup, je ne pouvais plus me projeter, même à une semaine. Où aller ? Quoi faire ? Puis une amie qui habitait à Genève m’a proposé de m’accueillir et en mars je suis partie pour la Suisse. Je suis restée plusieurs mois chez elle avec sa famille. J’ai essayé de ne pas créer d’inconvénients pour qu’ils se sentent comme avant. Je suis très reconnaissante pour leur patience, tout s’est très bien passé ! Et peu de temps après être arrivée, j’ai appris que j’étais enceinte…
C’était très dur et stressant de me dire que j’allais avoir un enfant seule ici. L’insécurité et l’inconnu complet et total. Où je serai hébergée ? Qui va m’aider pour garder l’enfant ? Comment je vais travailler ? Je vais accoucher dans quelques jours maintenant… Heureusement tout s’est bien passé jusqu’ici. Ce qui m’a beaucoup aidé c’est le bénévolat comme interpète que j’ai rapidement commencé. J’ai vu un énorme besoin en interprètes pour aider les assistants sociaux. Donc, souvent j’ai passé mes journées dans les centres d’accueil, jusqu’à la fermeture à minuit.
Ce ne sont pas toujours des émotions faciles, quand je fais par exemple la traduction pour une famille qui vient de Marioupol. T’as entendu parler de cette ville ? Ils ont tout perdu. Par exemple, la maison que le père de famille construisait depuis des années, ou l’entreprise dans laquelle il avait tout investi. Donc, le bénévolat c’est aussi des émotions dures, lourdes. Mais quand tu vois que t’as aidé à régler des soucis, à soulager la vie, ça donne un peu de joie. Tu n’es plus seulement un observateur. Et ça m’a permis aussi de ne pas rester seule avec mes pensées. J’ai rencontré des gens formidables dans le social. Être bien entourée, c’est déjà la moitié du chemin, même plus ! Parce que quand j’y pense un peu, c’est une situation triste de se retrouver dans un pays comme réfugiée, seule et enceinte…
Être déracinée aussi vite, c’est horrible. Ce sentiment du déracinement, tu peux presque le palper. J’avais une vie normale, un CDI dans une entreprise internationale, un logement, les cinémas que j’adorais tous les vendredis soir. Et puis là, j’ai plus rien. Je n’ai plus accès au soutien physique et matériel de ma propre culture. Des livres en ukrainien ou en russe, la cuisine ukrainienne ou même les étiquettes des produits dans les magasins. Je n’ai rien contre la langue russe. Avant la guerre, il y avait beaucoup de mixité avec les Russes dans ma ville. On a toujours été liés culturellement, et ma famille a toujours été russophone. La langue et la culture n’appartiennent à personne, à aucune personnalité politique, à aucun tyran qui mange les bébés au petit déjeuner. C’est quelque chose de tellement globale et important. Donc, j’ai jamais abandonné l’idée de parler le russe. Dernièrement, en parlant cette langue je pense souvent à tous les humanistes et défenseurs des droits de l’homme pour qui la langue russe est maternelle.
Je voudrais bien retourner en Ukraine après la guerre, mais l’histoire démontre bien que les périodes post-guerre sont toujours compliquées. Si j’étais seule, je serais partante, même pour avoir un boulot et des conditions de vie simples et pour m’investir dans la reconstruction du pays. Mais maintenant avec l’enfant, je ne veux pas qu’il ait ce parcours dur. Aujourd’hui en Ukraine, les enfants doivent se cacher dans les caves humides pendant les sirènes. Je ne veux pas ça pour mon enfant. Donc, pour l’instant j’aimerais m’installer ici. La grosse partie de mon intégration est déjà faite parce que je parlais déjà la langue en arrivant. J’ai beaucoup de chance pour ça. Mais pour l’instant c’est l’Hospice Général qui me prend en charge financièrement. J’ai perdu tout ce que j’avais, et je vis aux frais d’un État qui n’est pas le mien.
Pour moi c’est pas normal du tout. J’ai le sentiment d’abuser des fonds des citoyens. Ça me donne beaucoup de stress parce que toute ma vie j’ai été indépendante et j’ai payé mes impôts. Donc, être intégrée pour moi, c’est aussi être indépendante financièrement. C’est pour ça que je voudrais travailler au plus vite, payer mes impôts et ne pas être un fardeau pour ce pays. Pour l’instant, je travaille comme interprète à la Croix-Rouge genevoise. Mais j’ai gardé le même rêve de devenir interprète simultanée à l’ONU. Récemment, j’ai rencontré une vraie traductrice de l’ONU ! Elle m’a donné des astuces pour le concours et comment faire pour être embauchée. C’est pas facile d’accéder à ce genre d’organisations, mais je vais essayer et qui sait !
Il y a quelques jours, on a fêté la journée de vareniki au Centre d’accueil de jour de la Croix-Rouge. C’est un plat national ukrainien, une sorte de ravioli. Des familles avaient préparé plein de différentes sortes de ravioli, minutieusement, avec le même goût traditionnel. Les enfants ont chanté nos chansons nationales. C’était de la joie, un moment très chaleureux, même familial avec des gens que je ne connaissais pas vraiment. Je ne m’attendais pas à être aussi contente. Et ça m’a aidé à réaliser que pour le moment, oui, je suis déracinée. Parce que ce qui était ordinaire avant, maintenant, je le reçois avec tellement de force. Être chez soi ça veut dire être tranquille, ne pas être soucieuse, qu’il n’y a pas besoin de courir ici et là pour se débrouiller. Et ce jour-là, pendant quelques instants, j’étais un peu chez moi. »
Publiée dans le cadre de la mini-série « Et puis la guerre a commencé… », réalisée en partenariat avec la Croix-Rouge genevoise.
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« J’ai grandi dans une petite ville au sud-est de l’Ukraine, dans la région de Zaporijjia, qui est maintenant occupée par les Russes. C’est là où se trouve la fameuse centrale nucléaire. Dans les années 90, après le démantèlement de l’URSS, on a traversé des années difficiles. Surtout ceux qui travaillaient dans le secteur public. On pouvait voir des médecins qui vendaient des légumes, et les entreprises payaient leurs employés ce qu’ils produisaient, par exemple des bouilloires. Heureusement ma mère a pu continuer à exercer comme médecin, mais on n’avait pas de la viande chaque semaine. Mais elle raconte toujours qu’à cette époque tout le monde s’entraidait beaucoup, que les gens étaient tellement ouverts. Maintenant tu ne sais même pas qui habite sur ton palier !
Petit à petit, la situation économique s’est améliorée. À l’université, j’ai étudié la traduction du français vers l’ukrainien. J’ai toujours aimé lire, passer du temps à étudier les langues vivantes, découvrir comment elles évoluent et leur lien avec la culture. Mon rêve c’était de devenir interprète simultanée à l’ONU. La traduction en simultanée… Ah ça mobilise ton cerveau ! J’aime beaucoup ça. Et pour le faire à l’ONU, c’est vraiment the best of the best ! T’es obligée d’avoir un niveau incroyable ! Après mes études, j’ai travaillé un peu comme traductrice, puis j’ai trouvé un poste chez Auchan, les hypermarchés. C’est un groupe immense avec plein de possibilités. J’y ai travaillé pendant 14 années, et j’ai appris beaucoup de choses là-bas.
Le 16 février 2022, je suis partie en vacances en Egypte pour voir mes amis. Et le 24 février, la veille du jour où je devais rentrer en Ukraine, la guerre a éclaté et l’espace aérien a été fermé. Je n’ai jamais pu rentrer en Ukraine depuis. J’ai quitté chez moi sans savoir que je n’allais pas pouvoir revenir. C’était le grand inconnu. Tout à coup, je ne pouvais plus me projeter, même à une semaine. Où aller ? Quoi faire ? Puis une amie qui habitait à Genève m’a proposé de m’accueillir et en mars je suis partie pour la Suisse. Je suis restée plusieurs mois chez elle avec sa famille. J’ai essayé de ne pas créer d’inconvénients pour qu’ils se sentent comme avant. Je suis très reconnaissante pour leur patience, tout s’est très bien passé !
Et peu de temps après être arrivée, j’ai appris que j’étais enceinte… C’était très dur et stressant de me dire que j’allais avoir un enfant seule ici. L’insécurité et l’inconnu complet et total. Où je serai hébergée ? Qui va m’aider pour garder l’enfant ? Comment je vais travailler ? Je vais accoucher dans quelques jours maintenant… Heureusement tout s’est bien passé jusqu’ici. Ce qui m’a beaucoup aidé c’est le bénévolat comme interpète que j’ai rapidement commencé. J’ai vu un énorme besoin en interprètes pour aider les assistants sociaux. Donc, souvent j’ai passé mes journées dans les centres d’accueil, jusqu’à la fermeture à minuit.
Ce ne sont pas toujours des émotions faciles, quand je fais par exemple la traduction pour une famille qui vient de Marioupol. T’as entendu parler de cette ville ? Ils ont tout perdu. Par exemple, la maison que le père de famille construisait depuis des années, ou l’entreprise dans laquelle il avait tout investi. Donc, le bénévolat c’est aussi des émotions dures, lourdes. Mais quand tu vois que t’as aidé à régler des soucis, à soulager la vie, ça donne un peu de joie. Tu n’es plus seulement un observateur. Et ça m’a permis aussi de ne pas rester seule avec mes pensées. J’ai rencontré des gens formidables dans le social. Être bien entourée, c’est déjà la moitié du chemin, même plus ! Parce que quand j’y pense un peu, c’est une situation triste de se retrouver dans un pays comme réfugiée, seule et enceinte…
Être déracinée aussi vite, c’est horrible. Ce sentiment du déracinement, tu peux presque le palper. J’avais une vie normale, un CDI dans une entreprise internationale, un logement, les cinémas que j’adorais tous les vendredis soir. Et puis là, j’ai plus rien. Je n’ai plus accès au soutien physique et matériel de ma propre culture. Des livres en ukrainien ou en russe, la cuisine ukrainienne ou même les étiquettes des produits dans les magasins. Je n’ai rien contre la langue russe. Avant la guerre, il y avait beaucoup de mixité avec les Russes dans ma ville. On a toujours été liés culturellement, et ma famille a toujours été russophone. La langue et la culture n’appartiennent à personne, à aucune personnalité politique, à aucun tyran qui mange les bébés au petit déjeuner. C’est quelque chose de tellement globale et important. Donc, j’ai jamais abandonné l’idée de parler le russe. Dernièrement, en parlant cette langue je pense souvent à tous les humanistes et défenseurs des droits de l’homme pour qui la langue russe est maternelle.
Je voudrais bien retourner en Ukraine après la guerre, mais l’histoire démontre bien que les périodes post-guerre sont toujours compliquées. Si j’étais seule, je serais partante, même pour avoir un boulot et des conditions de vie simples et pour m’investir dans la reconstruction du pays. Mais maintenant avec l’enfant, je ne veux pas qu’il ait ce parcours dur. Aujourd’hui en Ukraine, les enfants doivent se cacher dans les caves humides pendant les sirènes. Je ne veux pas ça pour mon enfant. Donc, pour l’instant j’aimerais m’installer ici. La grosse partie de mon intégration est déjà faite parce que je parlais déjà la langue en arrivant. J’ai beaucoup de chance pour ça. Mais pour l’instant c’est l’Hospice Général qui me prend en charge financièrement. J’ai perdu tout ce que j’avais, et je vis aux frais d’un État qui n’est pas le mien.
Pour moi c’est pas normal du tout. J’ai le sentiment d’abuser des fonds des citoyens. Ça me donne beaucoup de stress parce que toute ma vie j’ai été indépendante et j’ai payé mes impôts. Donc, être intégrée pour moi, c’est aussi être indépendante financièrement. C’est pour ça que je voudrais travailler au plus vite, payer mes impôts et ne pas être un fardeau pour ce pays. Pour l’instant, je travaille comme interprète à la Croix-Rouge genevoise. Mais j’ai gardé le même rêve de devenir interprète simultanée à l’ONU. Récemment, j’ai rencontré une vraie traductrice de l’ONU ! Elle m’a donné des astuces pour le concours et comment faire pour être embauchée. C’est pas facile d’accéder à ce genre d’organisations, mais je vais essayer et qui sait !
Il y a quelques jours, on a fêté la journée de vareniki au Centre d’accueil de jour de la Croix-Rouge. C’est un plat national ukrainien, une sorte de ravioli. Des familles avaient préparé plein de différentes sortes de ravioli, minutieusement, avec le même goût traditionnel. Les enfants ont chanté nos chansons nationales. C’était de la joie, un moment très chaleureux, même familial avec des gens que je ne connaissais pas vraiment. Je ne m’attendais pas à être aussi contente. Et ça m’a aidé à réaliser que pour le moment, oui, je suis déracinée. Parce que ce qui était ordinaire avant, maintenant, je le reçois avec tellement de force. Être chez soi ça veut dire être tranquille, ne pas être soucieuse, qu’il n’y a pas besoin de courir ici et là pour se débrouiller. Et ce jour-là, pendant quelques instants, j’étais un peu chez moi. »
Publiée dans le cadre de la mini-série « Et puis la guerre a commencé… », réalisée en partenariat avec la Croix-Rouge genevoise.
« J’ai grandi dans une petite ville au sud-est de l’Ukraine, dans la région de Zaporijjia, qui est maintenant occupée par les Russes. C’est là où se trouve la fameuse centrale nucléaire. Dans les années 90, après le démantèlement de l’URSS, on a traversé des années difficiles. Surtout ceux qui travaillaient dans le secteur public. On pouvait voir des médecins qui vendaient des légumes, et les entreprises payaient leurs employés ce qu’ils produisaient, par exemple des bouilloires. Heureusement ma mère a pu continuer à exercer comme médecin, mais on n’avait pas de la viande chaque semaine. Mais elle raconte toujours qu’à cette époque tout le monde s’entraidait beaucoup, que les gens étaient tellement ouverts. Maintenant tu ne sais même pas qui habite sur ton palier !
Petit à petit, la situation économique s’est améliorée. À l’université, j’ai étudié la traduction du français vers l’ukrainien. J’ai toujours aimé lire, passer du temps à étudier les langues vivantes, découvrir comment elles évoluent et leur lien avec la culture. Mon rêve c’était de devenir interprète simultanée à l’ONU. La traduction en simultanée… Ah ça mobilise ton cerveau ! J’aime beaucoup ça. Et pour le faire à l’ONU, c’est vraiment the best of the best ! T’es obligée d’avoir un niveau incroyable ! Après mes études, j’ai travaillé un peu comme traductrice, puis j’ai trouvé un poste chez Auchan, les hypermarchés. C’est un groupe immense avec plein de possibilités. J’y ai travaillé pendant 14 années, et j’ai appris beaucoup de choses là-bas.
Le 16 février 2022, je suis partie en vacances en Egypte pour voir mes amis. Et le 24 février, la veille du jour où je devais rentrer en Ukraine, la guerre a éclaté et l’espace aérien a été fermé. Je n’ai jamais pu rentrer en Ukraine depuis. J’ai quitté chez moi sans savoir que je n’allais pas pouvoir revenir. C’était le grand inconnu. Tout à coup, je ne pouvais plus me projeter, même à une semaine. Où aller ? Quoi faire ? Puis une amie qui habitait à Genève m’a proposé de m’accueillir et en mars je suis partie pour la Suisse. Je suis restée plusieurs mois chez elle avec sa famille. J’ai essayé de ne pas créer d’inconvénients pour qu’ils se sentent comme avant. Je suis très reconnaissante pour leur patience, tout s’est très bien passé ! Et peu de temps après être arrivée, j’ai appris que j’étais enceinte…
C’était très dur et stressant de me dire que j’allais avoir un enfant seule ici. L’insécurité et l’inconnu complet et total. Où je serai hébergée ? Qui va m’aider pour garder l’enfant ? Comment je vais travailler ? Je vais accoucher dans quelques jours maintenant… Heureusement tout s’est bien passé jusqu’ici. Ce qui m’a beaucoup aidé c’est le bénévolat comme interpète que j’ai rapidement commencé. J’ai vu un énorme besoin en interprètes pour aider les assistants sociaux. Donc, souvent j’ai passé mes journées dans les centres d’accueil, jusqu’à la fermeture à minuit.
Ce ne sont pas toujours des émotions faciles, quand je fais par exemple la traduction pour une famille qui vient de Marioupol. T’as entendu parler de cette ville ? Ils ont tout perdu. Par exemple, la maison que le père de famille construisait depuis des années, ou l’entreprise dans laquelle il avait tout investi. Donc, le bénévolat c’est aussi des émotions dures, lourdes. Mais quand tu vois que t’as aidé à régler des soucis, à soulager la vie, ça donne un peu de joie. Tu n’es plus seulement un observateur. Et ça m’a permis aussi de ne pas rester seule avec mes pensées. J’ai rencontré des gens formidables dans le social. Être bien entourée, c’est déjà la moitié du chemin, même plus ! Parce que quand j’y pense un peu, c’est une situation triste de se retrouver dans un pays comme réfugiée, seule et enceinte…
Être déracinée aussi vite, c’est horrible. Ce sentiment du déracinement, tu peux presque le palper. J’avais une vie normale, un CDI dans une entreprise internationale, un logement, les cinémas que j’adorais tous les vendredis soir. Et puis là, j’ai plus rien. Je n’ai plus accès au soutien physique et matériel de ma propre culture. Des livres en ukrainien ou en russe, la cuisine ukrainienne ou même les étiquettes des produits dans les magasins. Je n’ai rien contre la langue russe. Avant la guerre, il y avait beaucoup de mixité avec les Russes dans ma ville. On a toujours été liés culturellement, et ma famille a toujours été russophone. La langue et la culture n’appartiennent à personne, à aucune personnalité politique, à aucun tyran qui mange les bébés au petit déjeuner. C’est quelque chose de tellement globale et important. Donc, j’ai jamais abandonné l’idée de parler le russe. Dernièrement, en parlant cette langue je pense souvent à tous les humanistes et défenseurs des droits de l’homme pour qui la langue russe est maternelle.
Je voudrais bien retourner en Ukraine après la guerre, mais l’histoire démontre bien que les périodes post-guerre sont toujours compliquées. Si j’étais seule, je serais partante, même pour avoir un boulot et des conditions de vie simples et pour m’investir dans la reconstruction du pays. Mais maintenant avec l’enfant, je ne veux pas qu’il ait ce parcours dur. Aujourd’hui en Ukraine, les enfants doivent se cacher dans les caves humides pendant les sirènes. Je ne veux pas ça pour mon enfant. Donc, pour l’instant j’aimerais m’installer ici. La grosse partie de mon intégration est déjà faite parce que je parlais déjà la langue en arrivant. J’ai beaucoup de chance pour ça. Mais pour l’instant c’est l’Hospice Général qui me prend en charge financièrement. J’ai perdu tout ce que j’avais, et je vis aux frais d’un État qui n’est pas le mien.
Pour moi c’est pas normal du tout. J’ai le sentiment d’abuser des fonds des citoyens. Ça me donne beaucoup de stress parce que toute ma vie j’ai été indépendante et j’ai payé mes impôts. Donc, être intégrée pour moi, c’est aussi être indépendante financièrement. C’est pour ça que je voudrais travailler au plus vite, payer mes impôts et ne pas être un fardeau pour ce pays. Pour l’instant, je travaille comme interprète à la Croix-Rouge genevoise. Mais j’ai gardé le même rêve de devenir interprète simultanée à l’ONU. Récemment, j’ai rencontré une vraie traductrice de l’ONU ! Elle m’a donné des astuces pour le concours et comment faire pour être embauchée. C’est pas facile d’accéder à ce genre d’organisations, mais je vais essayer et qui sait !
Il y a quelques jours, on a fêté la journée de vareniki au Centre d’accueil de jour de la Croix-Rouge. C’est un plat national ukrainien, une sorte de ravioli. Des familles avaient préparé plein de différentes sortes de ravioli, minutieusement, avec le même goût traditionnel. Les enfants ont chanté nos chansons nationales. C’était de la joie, un moment très chaleureux, même familial avec des gens que je ne connaissais pas vraiment. Je ne m’attendais pas à être aussi contente. Et ça m’a aidé à réaliser que pour le moment, oui, je suis déracinée. Parce que ce qui était ordinaire avant, maintenant, je le reçois avec tellement de force. Être chez soi ça veut dire être tranquille, ne pas être soucieuse, qu’il n’y a pas besoin de courir ici et là pour se débrouiller. Et ce jour-là, pendant quelques instants, j’étais un peu chez moi. »
Publiée dans le cadre de la mini-série « Et puis la guerre a commencé… », réalisée en partenariat avec la Croix-Rouge genevoise.