« Ma ville natale s’appelle Donetsk. C’est la zone transfrontalière entre l’Ukraine et la Russie. Déjà à l’époque la situation était très complexe là-bas. La population est majoritairement russophone, mais ne peut pas s’associer à la Russie complètement ni à l’Ukraine complètement. Et les gens étaient souvent très fermement pour un côté ou l’autre. Ma famille était pro-russe, avec tous ces concepts soviétiques de la patrie soviétique, etc. Moi, je recherchais plutôt le compromis, en valorisant les deux langues, les deux cultures. Ce qui fait que j’étais souvent perçu bizarrement. Mais enfant j’étais déjà un peu étrange. Vers 7 ans j’ai perdu mon audition. Aucune idée pourquoi, je n’avais pas de maladie, rien de visible. Ma famille ne savait pas quoi faire. Ils me promenaient comme une poupée dans différents hôpitaux, pour voir différents médecins et même des guérisseurs et charlatans. Mais en 1996 il n’y avait pas encore de solutions ou d’appareils. Moi, je ne comprenais pas ce qui se passait.

Mon père pensait que je ne servais à rien et que je n’étais pas capable de survivre. Il me mettait beaucoup de pression, et m’a donné cet énorme perfectionnisme que j’ai encore, par peur d’être rejeté. Pendant une période de ma scolarité, je subissais beaucoup d’intolérance, parce que j’étais à la fois introverti, bizarre, et que je ne réagissais pas. Avec cette image que me renvoyait mon entourage, c’était très compliqué de me projeter. J’avais aucune idée de quoi faire dans ma vie. Je doutais beaucoup de mes capacités. Et ça m’a enfermé dans cet espace où je n’imaginais pas de possibilités au-delà de ma ville. Ajouté à tout cela, ça a toujours été clair pour moi que j’étais attiré par les hommes. Mais je n’en ai jamais parlé à mes parents. Donc entre ma surdité et les efforts de déchiffrage quotidiens qu’elle implique, mon introversion et mon homosexualité dans une ville comme Donetsk, une ville industrielle avec ce mythe de l’ouvrier puissant qui extrait du charbon, c’était assez clair que je n’étais pas, pardon pour cette phrase banale, « comme les autres ».

Finalement j’ai réussi à quitter Donetsk pour étudier à Sébastopol, en Crimée. C’était un peu mieux là-bas, je pouvais vivre un peu plus indépendamment. Mais l’intolérance envers la communauté LGBTQIA+ était toujours très grande. Je devais continuer à me cacher. Et à l’université il n’y avait rien d’adapté pour mon handicap. Après 2 années, épuisé par la situation, j’avais perdu toute ma motivation. Et j’ai fini par être expulsé. J’ai perdu mon logement d’étudiant et je me suis retrouvé à la gare avec mes affaires, sans rien. Heureusement, des amis m’ont aidé, et j’ai trouvé des petits jobs comme caissier, vendeur de rideaux etc. Au bout de 2 ans de galère, il y a eu la Révolution Maïdan en 2014, et la Russie a commencé à occuper la Crimée. Donc j’ai décidé de déménager à Lviv, la ville opposée, complètement à l’ouest de l’Ukraine, à la recherche d’un nouveau départ.

Après 2014, beaucoup de choses ont changé à Donetsk. La ville a été séparée du reste de l’Ukraine par une ligne de démarcation. La guerre, pour moi, elle a commencé à ce moment-là. J’ai visité Donetsk trois fois après 2014, et à chaque fois c’était assez traumatisant. Beaucoup de magasins étaient presque fermés. Parfois il y avait des moments où c’était le désert dans la ville. De voir des espaces que tu connais, mais sans la vie d’avant, c’est très étrange. En 2016 tu voyais encore des pubs qui dataient de 2013. Y’avait plus d’aéroport, plus de gare, plus de distributeur de cash. Et presque tous les jours on entendait des tirs et des explosions. Pendant mon deuxième voyage, j’ai rencontré mon enseignante préférée de l’école pour discuter. Et j’ai réalisé qu’elle était hyper pro-russe, elle n’acceptait pas que je parle ukrainien, que j’aie déménagé à Lviv, cette ville nationaliste ukrainienne et russophobe selon elle. Elle ne voyait que cette binarité. Et elle a décidé de couper notre lien. Un ami m’a dit une fois, que lorsqu’il rentrait à Donetsk il avait l’impression que quelqu’un supprimait toutes les couleurs de la vie. Et c’est exactement ce que je ressentais aussi.

A Lviv j’ai essayé de gagner ma vie comme je pouvais. Au début j’ai habité dans des auberges et après j’ai trouvé un tout petit studio de 16m2 avec des murs délabrés en brique avec des trous à certains endroits. Ça n’était pas très agréable en hiver, mais je n’avais pas d’autres choix. J’ai travaillé 3 ans pour McDonald, c’était très dur physiquement. J’ai été guide touristique et un peu journaliste aussi. En parallèle, j’ai décidé de reprendre mes études pour avoir un meilleur accès au marché du travail. Je me suis beaucoup engagé pour améliorer la situation des personnes handicapées à l’université. C’était un travail énorme, il fallait tout faire. Je n’avais pas le temps d’étudier et j’étais épuisé surtout avec mon perfectionnisme. Et donc à nouveau, j’ai été expulsé.

Avec ce nouvel échec, j’étais perdu. Même au sein de la communauté LGBTQIA+ je suis très bizarre parce que je suis à la jonction entre personne handicapée et personne LGBTQIA+, et en même temps je suis ressortissant d’un territoire occupé reconnu comme séparatiste. Et tout ça crée ce cocktail très explosif ! J’étais déjà prêt à partir de l’Ukraine. Et puis au début du mois de février 2022, j’ai senti qu’il allait se passer quelque chose. Juste avant le 24 février j’avais commencé à m’organiser pour quitter le pays. Le 23 février au soir j’ai pris le train pour Lviv et le matin je me réveille et je vois un message de ma mère qui me dit : « La guerre a commencé ». Les gens dans le train étaient très tendus, surtout les hommes. C’était vraiment hyper bizarre. Quand je suis arrivé à Lviv, presque tous les magasins étaient fermés. Il y avait ce sentiment de panique totale. Au milieu de toute cette ambiance, de mes amis qui paniquaient, c’était hyper compliqué de prendre des décisions.

Les frontières étaient déjà fermées pour tous les hommes. Et dans cette panique, la loi n’était pas claire pour beaucoup situations. Et bien sûr moi, avec mon handicap, j’étais dans cette situation ambiguë. Je ne rentrais dans aucune case. Grace aux réseaux sociaux, on a trouvé des places dans une voiture qui partait pour la Slovaquie. Avant de passer finalement la frontière après deux tentatives infructueuses, j’ai dû à nouveau passer devant une commission qui devait déterminer si j’étais apte au service militaire. J’avais déjà été radié de l’armée dans le passé, mais j’avais perdu le document. Heureusement j’ai obtenu la même conclusion. Et si j’avais été appelé par l’armée, j’aurais dû me battre contre mes proches, contre mon propre père qui était de l’autre côté de la ligne et en âge d’être mobilisé. Je crois que mes ancêtres ont tué beaucoup de monde, et moi, j’essaie de faire de mon mieux pour ne pas continuer cette tradition. Sinon, on ne va jamais arrêter ce cycle.

Le lendemain matin, j’ai enfin pu passer la frontière. Et enfin… Je me suis senti soulagé. Mais je n’avais pas de logement, ni aucune perspective. Donc j’étais quand même stressé. Une fois en Pologne j’ai analysé mes options. Et une personne a offert de m’aider à venir en Suisse à travers l’association VanForLife. Et une fois ici ils m’ont mis en contact avec Asile LGBTQIA+ à Genève. Et comme ça j’ai pu trouver ma famille d’accueil ici. Maintenant je raconte tout ça, et je n’arrive pas à imaginer comment c’était possible d’organiser tout ça. J’ai dû prendre beaucoup de décisions pas très faciles en peu de temps. Je me sens bien ici à Genève. Evidemment, tout n’est pas facile. J’ai toujours des crises de panique quand je commence à imaginer les pires scénarios. Mais ici je ne subis pas autant de pressions externes. Je suis entouré par une grande diversité de gens, je ne me sens pas si différent, et ça me plait beaucoup

Pour le moment, tout change si rapidement que je n’arrive pas à imaginer mon futur. Alors je crois en la flexibilité. J’ai repris mon Bachelor d’Histoire à l’Université de Genève pour peut-être faire du journalisme. Quand j’étais étudiant, je rêvais de créer un journal national bilingue, avec une rédaction à Lviv et une à Donetsk. Pour trouver ce compromis. J’avais beaucoup de rêves comme celui-là. Mais maintenant ça ne marcherait pas. Je n’arrive plus à l’imaginer, je ne sais plus de quoi rêver. Les deux mondes en moi, russophone et ukrainophone, ne peuvent plus co-exister. Parfois, pour rire, je dis que je suis habité à la fois par un russophobe et un ukrainophobe ! Malgré tout, je pense qu’il faut continuer à travailler pour créer un espace de coexistence. Je ne veux pas devoir choisir un côté contre l’autre. »

Publiée dans le cadre de la mini-série « Et puis la guerre a commencé… », réalisée en partenariat avec la Croix-Rouge genevoise.

« Ma ville natale s’appelle Donetsk. C’est la zone transfrontalière entre l’Ukraine et la Russie. Déjà à l’époque la situation était très complexe là-bas. La population est majoritairement russophone, mais ne peut pas s’associer à la Russie complètement ni à l’Ukraine complètement. Et les gens étaient souvent très fermement pour un côté ou l’autre. Ma famille était pro-russe, avec tous ces concepts soviétiques de la patrie soviétique, etc. Moi, je recherchais plutôt le compromis, en valorisant les deux langues, les deux cultures. Ce qui fait que j’étais souvent perçu bizarrement. Mais enfant j’étais déjà un peu étrange. Vers 7 ans j’ai perdu mon audition. Aucune idée pourquoi, je n’avais pas de maladie, rien de visible. Ma famille ne savait pas quoi faire. Ils me promenaient comme une poupée dans différents hôpitaux, pour voir différents médecins et même des guérisseurs et charlatans. Mais en 1996 il n’y avait pas encore de solutions ou d’appareils. Moi, je ne comprenais pas ce qui se passait.

Mon père pensait que je ne servais à rien et que je n’étais pas capable de survivre. Il me mettait beaucoup de pression, et m’a donné cet énorme perfectionnisme que j’ai encore, par peur d’être rejeté. Pendant une période de ma scolarité, je subissais beaucoup d’intolérance, parce que j’étais à la fois introverti, bizarre, et que je ne réagissais pas. Avec cette image que me renvoyait mon entourage, c’était très compliqué de me projeter. J’avais aucune idée de quoi faire dans ma vie. Je doutais beaucoup de mes capacités. Et ça m’a enfermé dans cet espace où je n’imaginais pas de possibilités au-delà de ma ville. Ajouté à tout cela, ça a toujours été clair pour moi que j’étais attiré par les hommes. Mais je n’en ai jamais parlé à mes parents. Donc entre ma surdité et les efforts de déchiffrage quotidiens qu’elle implique, mon introversion et mon homosexualité dans une ville comme Donetsk, une ville industrielle avec ce mythe de l’ouvrier puissant qui extrait du charbon, c’était assez clair que je n’étais pas, pardon pour cette phrase banale, « comme les autres ».

Finalement j’ai réussi à quitter Donetsk pour étudier à Sébastopol, en Crimée. C’était un peu mieux là-bas, je pouvais vivre un peu plus indépendamment. Mais l’intolérance envers la communauté LGBTQIA+ était toujours très grande. Je devais continuer à me cacher. Et à l’université il n’y avait rien d’adapté pour mon handicap. Après 2 années, épuisé par la situation, j’avais perdu toute ma motivation. Et j’ai fini par être expulsé. J’ai perdu mon logement d’étudiant et je me suis retrouvé à la gare avec mes affaires, sans rien. Heureusement, des amis m’ont aidé, et j’ai trouvé des petits jobs comme caissier, vendeur de rideaux etc. Au bout de 2 ans de galère, il y a eu la Révolution Maïdan en 2014, et la Russie a commencé à occuper la Crimée. Donc j’ai décidé de déménager à Lviv, la ville opposée, complètement à l’ouest de l’Ukraine, à la recherche d’un nouveau départ.

Après 2014, beaucoup de choses ont changé à Donetsk. La ville a été séparée du reste de l’Ukraine par une ligne de démarcation. La guerre, pour moi, elle a commencé à ce moment-là. J’ai visité Donetsk trois fois après 2014, et à chaque fois c’était assez traumatisant. Beaucoup de magasins étaient presque fermés. Parfois il y avait des moments où c’était le désert dans la ville. De voir des espaces que tu connais, mais sans la vie d’avant, c’est très étrange. En 2016 tu voyais encore des pubs qui dataient de 2013. Y’avait plus d’aéroport, plus de gare, plus de distributeur de cash. Et presque tous les jours on entendait des tirs et des explosions. Pendant mon deuxième voyage, j’ai rencontré mon enseignante préférée de l’école pour discuter. Et j’ai réalisé qu’elle était hyper pro-russe, elle n’acceptait pas que je parle ukrainien, que j’aie déménagé à Lviv, cette ville nationaliste ukrainienne et russophobe selon elle. Elle ne voyait que cette binarité. Et elle a décidé de couper notre lien. Un ami m’a dit une fois, que lorsqu’il rentrait à Donetsk il avait l’impression que quelqu’un supprimait toutes les couleurs de la vie. Et c’est exactement ce que je ressentais aussi.

A Lviv j’ai essayé de gagner ma vie comme je pouvais. Au début j’ai habité dans des auberges et après j’ai trouvé un tout petit studio de 16m2 avec des murs délabrés en brique avec des trous à certains endroits. Ça n’était pas très agréable en hiver, mais je n’avais pas d’autres choix. J’ai travaillé 3 ans pour McDonald, c’était très dur physiquement. J’ai été guide touristique et un peu journaliste aussi. En parallèle, j’ai décidé de reprendre mes études pour avoir un meilleur accès au marché du travail. Je me suis beaucoup engagé pour améliorer la situation des personnes handicapées à l’université. C’était un travail énorme, il fallait tout faire. Je n’avais pas le temps d’étudier et j’étais épuisé surtout avec mon perfectionnisme. Et donc à nouveau, j’ai été expulsé.

Avec ce nouvel échec, j’étais perdu. Même au sein de la communauté LGBTQIA+ je suis très bizarre parce que je suis à la jonction entre personne handicapée et personne LGBTQIA+, et en même temps je suis ressortissant d’un territoire occupé reconnu comme séparatiste. Et tout ça crée ce cocktail très explosif ! J’étais déjà prêt à partir de l’Ukraine. Et puis au début du mois de février 2022, j’ai senti qu’il allait se passer quelque chose. Juste avant le 24 février j’avais commencé à m’organiser pour quitter le pays. Le 23 février au soir j’ai pris le train pour Lviv et le matin je me réveille et je vois un message de ma mère qui me dit : « La guerre a commencé ». Les gens dans le train étaient très tendus, surtout les hommes. C’était vraiment hyper bizarre. Quand je suis arrivé à Lviv, presque tous les magasins étaient fermés. Il y avait ce sentiment de panique totale. Au milieu de toute cette ambiance, de mes amis qui paniquaient, c’était hyper compliqué de prendre des décisions.

Les frontières étaient déjà fermées pour tous les hommes. Et dans cette panique, la loi n’était pas claire pour beaucoup situations. Et bien sûr moi, avec mon handicap, j’étais dans cette situation ambiguë. Je ne rentrais dans aucune case. Grace aux réseaux sociaux, on a trouvé des places dans une voiture qui partait pour la Slovaquie. Avant de passer finalement la frontière après deux tentatives infructueuses, j’ai dû à nouveau passer devant une commission qui devait déterminer si j’étais apte au service militaire. J’avais déjà été radié de l’armée dans le passé, mais j’avais perdu le document. Heureusement j’ai obtenu la même conclusion. Et si j’avais été appelé par l’armée, j’aurais dû me battre contre mes proches, contre mon propre père qui était de l’autre côté de la ligne et en âge d’être mobilisé. Je crois que mes ancêtres ont tué beaucoup de monde, et moi, j’essaie de faire de mon mieux pour ne pas continuer cette tradition. Sinon, on ne va jamais arrêter ce cycle.

Le lendemain matin, j’ai enfin pu passer la frontière. Et enfin… Je me suis senti soulagé. Mais je n’avais pas de logement, ni aucune perspective. Donc j’étais quand même stressé. Une fois en Pologne j’ai analysé mes options. Et une personne a offert de m’aider à venir en Suisse à travers l’association VanForLife. Et une fois ici ils m’ont mis en contact avec Asile LGBTQIA+ à Genève. Et comme ça j’ai pu trouver ma famille d’accueil ici. Maintenant je raconte tout ça, et je n’arrive pas à imaginer comment c’était possible d’organiser tout ça. J’ai dû prendre beaucoup de décisions pas très faciles en peu de temps. Je me sens bien ici à Genève. Evidemment, tout n’est pas facile. J’ai toujours des crises de panique quand je commence à imaginer les pires scénarios. Mais ici je ne subis pas autant de pressions externes. Je suis entouré par une grande diversité de gens, je ne me sens pas si différent, et ça me plait beaucoup

Pour le moment, tout change si rapidement que je n’arrive pas à imaginer mon futur. Alors je crois en la flexibilité. J’ai repris mon Bachelor d’Histoire à l’Université de Genève pour peut-être faire du journalisme. Quand j’étais étudiant, je rêvais de créer un journal national bilingue, avec une rédaction à Lviv et une à Donetsk. Pour trouver ce compromis. J’avais beaucoup de rêves comme celui-là. Mais maintenant ça ne marcherait pas. Je n’arrive plus à l’imaginer, je ne sais plus de quoi rêver. Les deux mondes en moi, russophone et ukrainophone, ne peuvent plus co-exister. Parfois, pour rire, je dis que je suis habité à la fois par un russophobe et un ukrainophobe ! Malgré tout, je pense qu’il faut continuer à travailler pour créer un espace de coexistence. Je ne veux pas devoir choisir un côté contre l’autre. »

Publiée dans le cadre de la mini-série « Et puis la guerre a commencé… », réalisée en partenariat avec la Croix-Rouge genevoise.

Publié le: 22 novembre 2023

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« Ma ville natale s’appelle Donetsk. C’est la zone transfrontalière entre l’Ukraine et la Russie. Déjà à l’époque la situation était très complexe là-bas. La population est majoritairement russophone, mais ne peut pas s’associer à la Russie complètement ni à l’Ukraine complètement. Et les gens étaient souvent très fermement pour un côté ou l’autre. Ma famille était pro-russe, avec tous ces concepts soviétiques de la patrie soviétique, etc. Moi, je recherchais plutôt le compromis, en valorisant les deux langues, les deux cultures. Ce qui fait que j’étais souvent perçu bizarrement. Mais enfant j’étais déjà un peu étrange. Vers 7 ans j’ai perdu mon audition. Aucune idée pourquoi, je n’avais pas de maladie, rien de visible. Ma famille ne savait pas quoi faire. Ils me promenaient comme une poupée dans différents hôpitaux, pour voir différents médecins et même des guérisseurs et charlatans. Mais en 1996 il n’y avait pas encore de solutions ou d’appareils. Moi, je ne comprenais pas ce qui se passait.

Mon père pensait que je ne servais à rien et que je n’étais pas capable de survivre. Il me mettait beaucoup de pression, et m’a donné cet énorme perfectionnisme que j’ai encore, par peur d’être rejeté. Pendant une période de ma scolarité, je subissais beaucoup d’intolérance, parce que j’étais à la fois introverti, bizarre, et que je ne réagissais pas. Avec cette image que me renvoyait mon entourage, c’était très compliqué de me projeter. J’avais aucune idée de quoi faire dans ma vie. Je doutais beaucoup de mes capacités. Et ça m’a enfermé dans cet espace où je n’imaginais pas de possibilités au-delà de ma ville. Ajouté à tout cela, ça a toujours été clair pour moi que j’étais attiré par les hommes. Mais je n’en ai jamais parlé à mes parents. Donc entre ma surdité et les efforts de déchiffrage quotidiens qu’elle implique, mon introversion et mon homosexualité dans une ville comme Donetsk, une ville industrielle avec ce mythe de l’ouvrier puissant qui extrait du charbon, c’était assez clair que je n’étais pas, pardon pour cette phrase banale, « comme les autres ».

Finalement j’ai réussi à quitter Donetsk pour étudier à Sébastopol, en Crimée. C’était un peu mieux là-bas, je pouvais vivre un peu plus indépendamment. Mais l’intolérance envers la communauté LGBTQIA+ était toujours très grande. Je devais continuer à me cacher. Et à l’université il n’y avait rien d’adapté pour mon handicap. Après 2 années, épuisé par la situation, j’avais perdu toute ma motivation. Et j’ai fini par être expulsé. J’ai perdu mon logement d’étudiant et je me suis retrouvé à la gare avec mes affaires, sans rien. Heureusement, des amis m’ont aidé, et j’ai trouvé des petits jobs comme caissier, vendeur de rideaux etc. Au bout de 2 ans de galère, il y a eu la Révolution Maïdan en 2014, et la Russie a commencé à occuper la Crimée. Donc j’ai décidé de déménager à Lviv, la ville opposée, complètement à l’ouest de l’Ukraine, à la recherche d’un nouveau départ.

Après 2014, beaucoup de choses ont changé à Donetsk. La ville a été séparée du reste de l’Ukraine par une ligne de démarcation. La guerre, pour moi, elle a commencé à ce moment-là. J’ai visité Donetsk trois fois après 2014, et à chaque fois c’était assez traumatisant. Beaucoup de magasins étaient presque fermés. Parfois il y avait des moments où c’était le désert dans la ville. De voir des espaces que tu connais, mais sans la vie d’avant, c’est très étrange. En 2016 tu voyais encore des pubs qui dataient de 2013. Y’avait plus d’aéroport, plus de gare, plus de distributeur de cash. Et presque tous les jours on entendait des tirs et des explosions. Pendant mon deuxième voyage, j’ai rencontré mon enseignante préférée de l’école pour discuter. Et j’ai réalisé qu’elle était hyper pro-russe, elle n’acceptait pas que je parle ukrainien, que j’aie déménagé à Lviv, cette ville nationaliste ukrainienne et russophobe selon elle. Elle ne voyait que cette binarité. Et elle a décidé de couper notre lien. Un ami m’a dit une fois, que lorsqu’il rentrait à Donetsk il avait l’impression que quelqu’un supprimait toutes les couleurs de la vie. Et c’est exactement ce que je ressentais aussi.

A Lviv j’ai essayé de gagner ma vie comme je pouvais. Au début j’ai habité dans des auberges et après j’ai trouvé un tout petit studio de 16m2 avec des murs délabrés en brique avec des trous à certains endroits. Ça n’était pas très agréable en hiver, mais je n’avais pas d’autres choix. J’ai travaillé 3 ans pour McDonald, c’était très dur physiquement. J’ai été guide touristique et un peu journaliste aussi. En parallèle, j’ai décidé de reprendre mes études pour avoir un meilleur accès au marché du travail. Je me suis beaucoup engagé pour améliorer la situation des personnes handicapées à l’université. C’était un travail énorme, il fallait tout faire. Je n’avais pas le temps d’étudier et j’étais épuisé surtout avec mon perfectionnisme. Et donc à nouveau, j’ai été expulsé.

Avec ce nouvel échec, j’étais perdu. Même au sein de la communauté LGBTQIA+ je suis très bizarre parce que je suis à la jonction entre personne handicapée et personne LGBTQIA+, et en même temps je suis ressortissant d’un territoire occupé reconnu comme séparatiste. Et tout ça crée ce cocktail très explosif ! J’étais déjà prêt à partir de l’Ukraine. Et puis au début du mois de février 2022, j’ai senti qu’il allait se passer quelque chose. Juste avant le 24 février j’avais commencé à m’organiser pour quitter le pays. Le 23 février au soir j’ai pris le train pour Lviv et le matin je me réveille et je vois un message de ma mère qui me dit : « La guerre a commencé ». Les gens dans le train étaient très tendus, surtout les hommes. C’était vraiment hyper bizarre. Quand je suis arrivé à Lviv, presque tous les magasins étaient fermés. Il y avait ce sentiment de panique totale. Au milieu de toute cette ambiance, de mes amis qui paniquaient, c’était hyper compliqué de prendre des décisions.

Les frontières étaient déjà fermées pour tous les hommes. Et dans cette panique, la loi n’était pas claire pour beaucoup situations. Et bien sûr moi, avec mon handicap, j’étais dans cette situation ambiguë. Je ne rentrais dans aucune case. Grace aux réseaux sociaux, on a trouvé des places dans une voiture qui partait pour la Slovaquie. Avant de passer finalement la frontière après deux tentatives infructueuses, j’ai dû à nouveau passer devant une commission qui devait déterminer si j’étais apte au service militaire. J’avais déjà été radié de l’armée dans le passé, mais j’avais perdu le document. Heureusement j’ai obtenu la même conclusion. Et si j’avais été appelé par l’armée, j’aurais dû me battre contre mes proches, contre mon propre père qui était de l’autre côté de la ligne et en âge d’être mobilisé. Je crois que mes ancêtres ont tué beaucoup de monde, et moi, j’essaie de faire de mon mieux pour ne pas continuer cette tradition. Sinon, on ne va jamais arrêter ce cycle.

Le lendemain matin, j’ai enfin pu passer la frontière. Et enfin… Je me suis senti soulagé. Mais je n’avais pas de logement, ni aucune perspective. Donc j’étais quand même stressé. Une fois en Pologne j’ai analysé mes options. Et une personne a offert de m’aider à venir en Suisse à travers l’association VanForLife. Et une fois ici ils m’ont mis en contact avec Asile LGBTQIA+ à Genève. Et comme ça j’ai pu trouver ma famille d’accueil ici. Maintenant je raconte tout ça, et je n’arrive pas à imaginer comment c’était possible d’organiser tout ça. J’ai dû prendre beaucoup de décisions pas très faciles en peu de temps. Je me sens bien ici à Genève. Evidemment, tout n’est pas facile. J’ai toujours des crises de panique quand je commence à imaginer les pires scénarios. Mais ici je ne subis pas autant de pressions externes. Je suis entouré par une grande diversité de gens, je ne me sens pas si différent, et ça me plait beaucoup

Pour le moment, tout change si rapidement que je n’arrive pas à imaginer mon futur. Alors je crois en la flexibilité. J’ai repris mon Bachelor d’Histoire à l’Université de Genève pour peut-être faire du journalisme. Quand j’étais étudiant, je rêvais de créer un journal national bilingue, avec une rédaction à Lviv et une à Donetsk. Pour trouver ce compromis. J’avais beaucoup de rêves comme celui-là. Mais maintenant ça ne marcherait pas. Je n’arrive plus à l’imaginer, je ne sais plus de quoi rêver. Les deux mondes en moi, russophone et ukrainophone, ne peuvent plus co-exister. Parfois, pour rire, je dis que je suis habité à la fois par un russophobe et un ukrainophobe ! Malgré tout, je pense qu’il faut continuer à travailler pour créer un espace de coexistence. Je ne veux pas devoir choisir un côté contre l’autre. »

Publiée dans le cadre de la mini-série « Et puis la guerre a commencé… », réalisée en partenariat avec la Croix-Rouge genevoise.

« Ma ville natale s’appelle Donetsk. C’est la zone transfrontalière entre l’Ukraine et la Russie. Déjà à l’époque la situation était très complexe là-bas. La population est majoritairement russophone, mais ne peut pas s’associer à la Russie complètement ni à l’Ukraine complètement. Et les gens étaient souvent très fermement pour un côté ou l’autre. Ma famille était pro-russe, avec tous ces concepts soviétiques de la patrie soviétique, etc. Moi, je recherchais plutôt le compromis, en valorisant les deux langues, les deux cultures. Ce qui fait que j’étais souvent perçu bizarrement. Mais enfant j’étais déjà un peu étrange. Vers 7 ans j’ai perdu mon audition. Aucune idée pourquoi, je n’avais pas de maladie, rien de visible. Ma famille ne savait pas quoi faire. Ils me promenaient comme une poupée dans différents hôpitaux, pour voir différents médecins et même des guérisseurs et charlatans. Mais en 1996 il n’y avait pas encore de solutions ou d’appareils. Moi, je ne comprenais pas ce qui se passait.

Mon père pensait que je ne servais à rien et que je n’étais pas capable de survivre. Il me mettait beaucoup de pression, et m’a donné cet énorme perfectionnisme que j’ai encore, par peur d’être rejeté. Pendant une période de ma scolarité, je subissais beaucoup d’intolérance, parce que j’étais à la fois introverti, bizarre, et que je ne réagissais pas. Avec cette image que me renvoyait mon entourage, c’était très compliqué de me projeter. J’avais aucune idée de quoi faire dans ma vie. Je doutais beaucoup de mes capacités. Et ça m’a enfermé dans cet espace où je n’imaginais pas de possibilités au-delà de ma ville. Ajouté à tout cela, ça a toujours été clair pour moi que j’étais attiré par les hommes. Mais je n’en ai jamais parlé à mes parents. Donc entre ma surdité et les efforts de déchiffrage quotidiens qu’elle implique, mon introversion et mon homosexualité dans une ville comme Donetsk, une ville industrielle avec ce mythe de l’ouvrier puissant qui extrait du charbon, c’était assez clair que je n’étais pas, pardon pour cette phrase banale, « comme les autres ».

Finalement j’ai réussi à quitter Donetsk pour étudier à Sébastopol, en Crimée. C’était un peu mieux là-bas, je pouvais vivre un peu plus indépendamment. Mais l’intolérance envers la communauté LGBTQIA+ était toujours très grande. Je devais continuer à me cacher. Et à l’université il n’y avait rien d’adapté pour mon handicap. Après 2 années, épuisé par la situation, j’avais perdu toute ma motivation. Et j’ai fini par être expulsé. J’ai perdu mon logement d’étudiant et je me suis retrouvé à la gare avec mes affaires, sans rien. Heureusement, des amis m’ont aidé, et j’ai trouvé des petits jobs comme caissier, vendeur de rideaux etc. Au bout de 2 ans de galère, il y a eu la Révolution Maïdan en 2014, et la Russie a commencé à occuper la Crimée. Donc j’ai décidé de déménager à Lviv, la ville opposée, complètement à l’ouest de l’Ukraine, à la recherche d’un nouveau départ.

Après 2014, beaucoup de choses ont changé à Donetsk. La ville a été séparée du reste de l’Ukraine par une ligne de démarcation. La guerre, pour moi, elle a commencé à ce moment-là. J’ai visité Donetsk trois fois après 2014, et à chaque fois c’était assez traumatisant. Beaucoup de magasins étaient presque fermés. Parfois il y avait des moments où c’était le désert dans la ville. De voir des espaces que tu connais, mais sans la vie d’avant, c’est très étrange. En 2016 tu voyais encore des pubs qui dataient de 2013. Y’avait plus d’aéroport, plus de gare, plus de distributeur de cash. Et presque tous les jours on entendait des tirs et des explosions. Pendant mon deuxième voyage, j’ai rencontré mon enseignante préférée de l’école pour discuter. Et j’ai réalisé qu’elle était hyper pro-russe, elle n’acceptait pas que je parle ukrainien, que j’aie déménagé à Lviv, cette ville nationaliste ukrainienne et russophobe selon elle. Elle ne voyait que cette binarité. Et elle a décidé de couper notre lien. Un ami m’a dit une fois, que lorsqu’il rentrait à Donetsk il avait l’impression que quelqu’un supprimait toutes les couleurs de la vie. Et c’est exactement ce que je ressentais aussi.

A Lviv j’ai essayé de gagner ma vie comme je pouvais. Au début j’ai habité dans des auberges et après j’ai trouvé un tout petit studio de 16m2 avec des murs délabrés en brique avec des trous à certains endroits. Ça n’était pas très agréable en hiver, mais je n’avais pas d’autres choix. J’ai travaillé 3 ans pour McDonald, c’était très dur physiquement. J’ai été guide touristique et un peu journaliste aussi. En parallèle, j’ai décidé de reprendre mes études pour avoir un meilleur accès au marché du travail. Je me suis beaucoup engagé pour améliorer la situation des personnes handicapées à l’université. C’était un travail énorme, il fallait tout faire. Je n’avais pas le temps d’étudier et j’étais épuisé surtout avec mon perfectionnisme. Et donc à nouveau, j’ai été expulsé.

Avec ce nouvel échec, j’étais perdu. Même au sein de la communauté LGBTQIA+ je suis très bizarre parce que je suis à la jonction entre personne handicapée et personne LGBTQIA+, et en même temps je suis ressortissant d’un territoire occupé reconnu comme séparatiste. Et tout ça crée ce cocktail très explosif ! J’étais déjà prêt à partir de l’Ukraine. Et puis au début du mois de février 2022, j’ai senti qu’il allait se passer quelque chose. Juste avant le 24 février j’avais commencé à m’organiser pour quitter le pays. Le 23 février au soir j’ai pris le train pour Lviv et le matin je me réveille et je vois un message de ma mère qui me dit : « La guerre a commencé ». Les gens dans le train étaient très tendus, surtout les hommes. C’était vraiment hyper bizarre. Quand je suis arrivé à Lviv, presque tous les magasins étaient fermés. Il y avait ce sentiment de panique totale. Au milieu de toute cette ambiance, de mes amis qui paniquaient, c’était hyper compliqué de prendre des décisions.

Les frontières étaient déjà fermées pour tous les hommes. Et dans cette panique, la loi n’était pas claire pour beaucoup situations. Et bien sûr moi, avec mon handicap, j’étais dans cette situation ambiguë. Je ne rentrais dans aucune case. Grace aux réseaux sociaux, on a trouvé des places dans une voiture qui partait pour la Slovaquie. Avant de passer finalement la frontière après deux tentatives infructueuses, j’ai dû à nouveau passer devant une commission qui devait déterminer si j’étais apte au service militaire. J’avais déjà été radié de l’armée dans le passé, mais j’avais perdu le document. Heureusement j’ai obtenu la même conclusion. Et si j’avais été appelé par l’armée, j’aurais dû me battre contre mes proches, contre mon propre père qui était de l’autre côté de la ligne et en âge d’être mobilisé. Je crois que mes ancêtres ont tué beaucoup de monde, et moi, j’essaie de faire de mon mieux pour ne pas continuer cette tradition. Sinon, on ne va jamais arrêter ce cycle.

Le lendemain matin, j’ai enfin pu passer la frontière. Et enfin… Je me suis senti soulagé. Mais je n’avais pas de logement, ni aucune perspective. Donc j’étais quand même stressé. Une fois en Pologne j’ai analysé mes options. Et une personne a offert de m’aider à venir en Suisse à travers l’association VanForLife. Et une fois ici ils m’ont mis en contact avec Asile LGBTQIA+ à Genève. Et comme ça j’ai pu trouver ma famille d’accueil ici. Maintenant je raconte tout ça, et je n’arrive pas à imaginer comment c’était possible d’organiser tout ça. J’ai dû prendre beaucoup de décisions pas très faciles en peu de temps. Je me sens bien ici à Genève. Evidemment, tout n’est pas facile. J’ai toujours des crises de panique quand je commence à imaginer les pires scénarios. Mais ici je ne subis pas autant de pressions externes. Je suis entouré par une grande diversité de gens, je ne me sens pas si différent, et ça me plait beaucoup

Pour le moment, tout change si rapidement que je n’arrive pas à imaginer mon futur. Alors je crois en la flexibilité. J’ai repris mon Bachelor d’Histoire à l’Université de Genève pour peut-être faire du journalisme. Quand j’étais étudiant, je rêvais de créer un journal national bilingue, avec une rédaction à Lviv et une à Donetsk. Pour trouver ce compromis. J’avais beaucoup de rêves comme celui-là. Mais maintenant ça ne marcherait pas. Je n’arrive plus à l’imaginer, je ne sais plus de quoi rêver. Les deux mondes en moi, russophone et ukrainophone, ne peuvent plus co-exister. Parfois, pour rire, je dis que je suis habité à la fois par un russophobe et un ukrainophobe ! Malgré tout, je pense qu’il faut continuer à travailler pour créer un espace de coexistence. Je ne veux pas devoir choisir un côté contre l’autre. »

Publiée dans le cadre de la mini-série « Et puis la guerre a commencé… », réalisée en partenariat avec la Croix-Rouge genevoise.

Publié le: 22 novembre 2023

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