Partie 1/4

« Ça fait 100 ans que cette terre est dans notre famille. J’ai grandi dans un environnement un peu moyenâgeux. La ferme était un bâtiment de 450 ans avec une cheminée dans chaque pièce et des murs d’un mètre d’épais. On récoltait les mêmes légumes aux mêmes périodes chaque année, on tuait le cochon tous les décembre. Il y avait l’idée que les choses avaient toujours été comme ça, et le seraient toujours. On n’arrivait pas toujours à payer les factures, mais on n’a jamais manqué de nourriture.

L’atmosphère à la maison était paradoxale. Il y avait d’un côté mon père, un homme très aimant, hyper dévoué, mais très bourru. Les paysans dans la région ça gueulait, c’était la façon de s’exprimer. Et mon père c’était pareil, sauf qu’à la maison il parlait pas. Ma mère, elle avait une fibre plutôt artistique, elle aurait rêvé de faire de la danse classique. Donc incompréhension garantie ! Mais tout le monde bossait, et tout le monde se respectait.

ll y avait le souci du travail bien fait. Quand les gens allaient à l’Église, ils guignaient par-dessus notre mur pour voir le jardin potager. S’il était tiré au cordeau, c’était une manière de montrer qu’on est sérieux. L’épreuve c’était de labourer. Dans le village, ils disaient : « Ton grand-père il labourait cette parcelle en 2 jours avec les chevaux ! » Et ça plaçait son homme. Une fois mon père était parti labourer le matin, et arrivé le soir il s’est pas arrêté. Au matin il a pris le déjeuner et il est remonté sur son tracteur pour la journée. C’était typique, ça. Et nous les enfants, on passait une bonne partie des vacances d’été aux champs.

Être adulte ça voulait dire bosser. Il y avait une logique basique : Tu veux manger ? Tu vas bosser. Le travail ça se compte pas, c’est à faire. Basta. Le travail avait tout son sens, le sommeil et la fatigue n’en avaient aucun. Enfant, on allait chercher du bois avec la hotte en osier, et je me rappelle ressentir une fierté de revenir avec cette hotte pleine, l’offrande symbolique de notre contribution à la tâche. À ce moment-là, j’étais déjà paysan dans l’âme. J’avais accepté mes racines. »

(Corsinge)

Partie 2/4

« En 1988 j’ai repris le domaine. Il y avait du boulot par dessus la tête. Tout l’administratif m’était très pénible parce que je suis dyslexique. C’était une grande source de culpabilité et de honte. Mais je me suis débrouillé avec un système D de fou. Je sentais la responsabilité de protéger ce qui représente l’énergie de toute une vie.

À cette époque on était en agriculture conventionnelle. J’adorais mes herbicides, pesticides et fongicides. Mon rôle était de lutter contre la nature qui reprend toujours sa place ; elle était l’envahisseur. Je voyais ce qu’il y avait de nuisible, et j’étais là pour nettoyer et créer un sol propre. Pour moi le sol n’était pas vivant, c’était comme de la pâte à modeler. 

Mais déjà je commençais à me poser des questions. J’allais régulièrement au CERN voir les conférences de Rafael Carreras, et voilà qu’un jour ce monsieur fait une folle remarque : « Le drame en Suisse c’est la mort des sols agricoles et l’érosion. » Ce mec est physicien, pourquoi me parle-t-il à moi, paysan, de quelque chose sur les sols que j’ignore ? Et cette question est restée grande ouverte en moi. 

J’ai commencé à faire des liens et à poser des questions très embarrassantes. Chaque année quand on labourait, il y avait plein de pierres. On les ramassait, mais hop l’année d’après il y en avait de nouveau plein. Pourquoi ? Quand on était gamin on mettait jamais d’anti-limace et maintenant on n’a plus de culture si on n’en met pas. Pourquoi ? Je n’avais jamais de réponse.

Les vendeurs de produits phytosanitaires prenaient le temps de nous expliquer qu’en utilisant les phytos on était de bons exploitants agricoles ; « On n’est pas là pour jouer, on est là pour nourrir l’humanité ». Et quand je demandais : pourquoi est-ce qu’il faut mettre autant de chimie dans les champs ? On me répondait, « Vous n’êtes pas con ! Si vous mettez plus de blé, il faut amener plus de nourriture ! Et si le blé est malade, il faut le soigner ! » Mais c’étaient des réponses de convaincus. Je n’arrivais plus à croire ce qu’on me disait et je vivais un malaise de plus en plus profond. Jusqu’au jour où je me suis dit que tant que je ne quitte pas ce monde, je resterai dans le mensonge… »

(Corsinge)

Partie 3/4

« Alors en 2014 je suis passé au bio. Non pas parce que j’étais un bio convaincu, mais parce que j’étais un traditionnel qui ne l’était plus du tout. Je rentrais comme dans une grande famille qui me comprenait : tu vas en chier, mais on est avec toi. Ma femme et mes enfants étaient très fiers de moi aussi. Et je me suis jeté dans le bio comme on se jette du haut d’une falaise, en ayant 300 mètres pour apprendre à voler. 

Le bio, c’était pas un monde de vérités, c’était un monde d’ignorance. Il y avait un vide énorme de connaissances. Puis il y a eu des bouquins, des vidéos, des études, et une fois que j’ai eu un ordinateur, là, j’ai bouffé du monde ! C’était un bouleversement ! J’en ai pris plein la gueule en croyances détruites ! C’est très inconfortable de se mettre devant l’inconnu, mais mon côté dyslexique m’a toujours poussé à aller vers ce que je ne connais pas.

J’avais toujours refusé de m’endetter pour un tracteur. La moissonneuse-batteuse a 50 ans, les tracteurs entre 20 et 40. C’est hyper basique, hyper amorti. Et l’entretien est proche de zéro car je répare tout moi-même. Mes champs n’ont pas besoin de produire pour la banque donc je pouvais faire des essais et essuyer des échecs.

Je suis allé dans un côté un peu extrémiste. En arrêtant les herbicides je ne voulais pas compenser en labourant, ce que tout le monde fait. À l’époque quand je labourais, je voyais une nuée de mouettes qui fondaient derrière la charrue pour bouffer les vers de terre. C’était tellement joli, mais je me rendais pas compte que je dézinguais le sol et les vers qui étaient l’expression de la vie dans mon sol. Donc ça faisait quelques années que j’avais arrêté. 

Et j’ai ajouté encore des difficultés. En bio les gens gardent souvent les mêmes principes d’assister la plante avec des engrais au lieu de s’occuper du sol. Moi j’ai utilisé du fumier de cheval frais qui a plein de petites graines non digérées. Donc j’ensemençais mes champs de mauvaises herbes ! J’ai loupé un quart de ma première récolte, puis un tiers, et ensuite la moitié. De pire en pire. Mais je me suis dit : tu te débrouilles n’importe comment, mais tu ne péjores pas ton sol… » 

(Corsinge)

Partie 4/4

« J’ai réalisé qu’il fallait plus les appeler des mauvaises herbes mais des herbes spontanées. Elles sont l’expression de la fertilité de mes sols. Plus y’en a, plus je me dis : waouh, tout le monde veut être chez moi ! J’étais un exploitant qui aimait ses herbicides et je suis devenu un paysan qui aime ses spontanées. Puis j’ai réalisé que les graines modernes n’avaient pas d’agressivité. Un jour j’ai semé une ancienne variété de seigle. Après quelques temps la parcelle était recouverte de spontanées. Mais un mois plus tard, le seigle avait pris le dessus. C’était tellement dense, tellement beau ! Ma culture était devenue mon désherbant.

J’ai eu la preuve que mes principes étaient rattachés à pas grand chose. Il fallait que je me laisse étonner, que j’observe mon champs. J’avais oublié l’essentiel, le vivant, au niveau des bactéries et des champignons. Si j’ai des champignons dans mon sol, tout le reste suivra. Et c’est tellement prometteur. Je suis à près de 80% de réussite de cultures, avec une productivité similaire au conventionnel. Et surtout, mon sol se régénère chaque année. Je ne le reconnais plus ! À certains endroits on ne voit plus de cailloux, le processus d’érosion s’est inversé. La terre qui était très argileuse est devenue grumeleuse. Et je n’ai plus de problème de limaces. Si je soigne mon sol, il saura soigner mon blé. Basta.

Je vois mon métier comme la réalisation d’une œuvre d’art où toutes mes interventions doivent être nécessaires. Je serai arrivé à l’essentiel quand y’aura plus rien à enlever. Je vois à quel point la vie est complexe, et je n’ai toujours rien compris. Il y a encore de la place à être surpris. Bientôt, je serai à la retraite. Ma femme, qui est plus jeune, va reprendre le domaine et je l’accompagnerai dans ses expériences. Ma réussite aura été de donner à la génération qui suit une terre en meilleur état, capable de nourrir l’humanité. J’arrive doucement à la moisson de ma vie et je me réjouis d’accomplir mon propre cycle de vie. On est tellement unique pour soi-même, mais tellement commun pour le vivant. Heureusement que nous sommes mortels, comme disait Achille, c’est pour ça que les Dieux nous envient (rires) ! »

(Corsinge)

Partie 1/4

« Ça fait 100 ans que cette terre est dans notre famille. J’ai grandi dans un environnement un peu moyenâgeux. La ferme était un bâtiment de 450 ans avec une cheminée dans chaque pièce et des murs d’un mètre d’épais. On récoltait les mêmes légumes aux mêmes périodes chaque année, on tuait le cochon tous les décembre. Il y avait l’idée que les choses avaient toujours été comme ça, et le seraient toujours. On n’arrivait pas toujours à payer les factures, mais on n’a jamais manqué de nourriture.

L’atmosphère à la maison était paradoxale. Il y avait d’un côté mon père, un homme très aimant, hyper dévoué, mais très bourru. Les paysans dans la région ça gueulait, c’était la façon de s’exprimer. Et mon père c’était pareil, sauf qu’à la maison il parlait pas. Ma mère, elle avait une fibre plutôt artistique, elle aurait rêvé de faire de la danse classique. Donc incompréhension garantie ! Mais tout le monde bossait, et tout le monde se respectait.

ll y avait le souci du travail bien fait. Quand les gens allaient à l’Église, ils guignaient par-dessus notre mur pour voir le jardin potager. S’il était tiré au cordeau, c’était une manière de montrer qu’on est sérieux. L’épreuve c’était de labourer. Dans le village, ils disaient : « Ton grand-père il labourait cette parcelle en 2 jours avec les chevaux ! » Et ça plaçait son homme. Une fois mon père était parti labourer le matin, et arrivé le soir il s’est pas arrêté. Au matin il a pris le déjeuner et il est remonté sur son tracteur pour la journée. C’était typique, ça. Et nous les enfants, on passait une bonne partie des vacances d’été aux champs.

Être adulte ça voulait dire bosser. Il y avait une logique basique : Tu veux manger ? Tu vas bosser. Le travail ça se compte pas, c’est à faire. Basta. Le travail avait tout son sens, le sommeil et la fatigue n’en avaient aucun. Enfant, on allait chercher du bois avec la hotte en osier, et je me rappelle ressentir une fierté de revenir avec cette hotte pleine, l’offrande symbolique de notre contribution à la tâche. À ce moment-là, j’étais déjà paysan dans l’âme. J’avais accepté mes racines. »

(Corsinge)

Partie 2/4

« En 1988 j’ai repris le domaine. Il y avait du boulot par dessus la tête. Tout l’administratif m’était très pénible parce que je suis dyslexique. C’était une grande source de culpabilité et de honte. Mais je me suis débrouillé avec un système D de fou. Je sentais la responsabilité de protéger ce qui représente l’énergie de toute une vie.

À cette époque on était en agriculture conventionnelle. J’adorais mes herbicides, pesticides et fongicides. Mon rôle était de lutter contre la nature qui reprend toujours sa place ; elle était l’envahisseur. Je voyais ce qu’il y avait de nuisible, et j’étais là pour nettoyer et créer un sol propre. Pour moi le sol n’était pas vivant, c’était comme de la pâte à modeler. 

Mais déjà je commençais à me poser des questions. J’allais régulièrement au CERN voir les conférences de Rafael Carreras, et voilà qu’un jour ce monsieur fait une folle remarque : « Le drame en Suisse c’est la mort des sols agricoles et l’érosion. » Ce mec est physicien, pourquoi me parle-t-il à moi, paysan, de quelque chose sur les sols que j’ignore ? Et cette question est restée grande ouverte en moi. 

J’ai commencé à faire des liens et à poser des questions très embarrassantes. Chaque année quand on labourait, il y avait plein de pierres. On les ramassait, mais hop l’année d’après il y en avait de nouveau plein. Pourquoi ? Quand on était gamin on mettait jamais d’anti-limace et maintenant on n’a plus de culture si on n’en met pas. Pourquoi ? Je n’avais jamais de réponse.

Les vendeurs de produits phytosanitaires prenaient le temps de nous expliquer qu’en utilisant les phytos on était de bons exploitants agricoles ; « On n’est pas là pour jouer, on est là pour nourrir l’humanité ». Et quand je demandais : pourquoi est-ce qu’il faut mettre autant de chimie dans les champs ? On me répondait, « Vous n’êtes pas con ! Si vous mettez plus de blé, il faut amener plus de nourriture ! Et si le blé est malade, il faut le soigner ! » Mais c’étaient des réponses de convaincus. Je n’arrivais plus à croire ce qu’on me disait et je vivais un malaise de plus en plus profond. Jusqu’au jour où je me suis dit que tant que je ne quitte pas ce monde, je resterai dans le mensonge… »

(Corsinge)

Partie 3/4

« Alors en 2014 je suis passé au bio. Non pas parce que j’étais un bio convaincu, mais parce que j’étais un traditionnel qui ne l’était plus du tout. Je rentrais comme dans une grande famille qui me comprenait : tu vas en chier, mais on est avec toi. Ma femme et mes enfants étaient très fiers de moi aussi. Et je me suis jeté dans le bio comme on se jette du haut d’une falaise, en ayant 300 mètres pour apprendre à voler. 

Le bio, c’était pas un monde de vérités, c’était un monde d’ignorance. Il y avait un vide énorme de connaissances. Puis il y a eu des bouquins, des vidéos, des études, et une fois que j’ai eu un ordinateur, là, j’ai bouffé du monde ! C’était un bouleversement ! J’en ai pris plein la gueule en croyances détruites ! C’est très inconfortable de se mettre devant l’inconnu, mais mon côté dyslexique m’a toujours poussé à aller vers ce que je ne connais pas.

J’avais toujours refusé de m’endetter pour un tracteur. La moissonneuse-batteuse a 50 ans, les tracteurs entre 20 et 40. C’est hyper basique, hyper amorti. Et l’entretien est proche de zéro car je répare tout moi-même. Mes champs n’ont pas besoin de produire pour la banque donc je pouvais faire des essais et essuyer des échecs.

Je suis allé dans un côté un peu extrémiste. En arrêtant les herbicides je ne voulais pas compenser en labourant, ce que tout le monde fait. À l’époque quand je labourais, je voyais une nuée de mouettes qui fondaient derrière la charrue pour bouffer les vers de terre. C’était tellement joli, mais je me rendais pas compte que je dézinguais le sol et les vers qui étaient l’expression de la vie dans mon sol. Donc ça faisait quelques années que j’avais arrêté. 

Et j’ai ajouté encore des difficultés. En bio les gens gardent souvent les mêmes principes d’assister la plante avec des engrais au lieu de s’occuper du sol. Moi j’ai utilisé du fumier de cheval frais qui a plein de petites graines non digérées. Donc j’ensemençais mes champs de mauvaises herbes ! J’ai loupé un quart de ma première récolte, puis un tiers, et ensuite la moitié. De pire en pire. Mais je me suis dit : tu te débrouilles n’importe comment, mais tu ne péjores pas ton sol… » 

(Corsinge)

Partie 4/4

« J’ai réalisé qu’il fallait plus les appeler des mauvaises herbes mais des herbes spontanées. Elles sont l’expression de la fertilité de mes sols. Plus y’en a, plus je me dis : waouh, tout le monde veut être chez moi ! J’étais un exploitant qui aimait ses herbicides et je suis devenu un paysan qui aime ses spontanées. Puis j’ai réalisé que les graines modernes n’avaient pas d’agressivité. Un jour j’ai semé une ancienne variété de seigle. Après quelques temps la parcelle était recouverte de spontanées. Mais un mois plus tard, le seigle avait pris le dessus. C’était tellement dense, tellement beau ! Ma culture était devenue mon désherbant.

J’ai eu la preuve que mes principes étaient rattachés à pas grand chose. Il fallait que je me laisse étonner, que j’observe mon champs. J’avais oublié l’essentiel, le vivant, au niveau des bactéries et des champignons. Si j’ai des champignons dans mon sol, tout le reste suivra. Et c’est tellement prometteur. Je suis à près de 80% de réussite de cultures, avec une productivité similaire au conventionnel. Et surtout, mon sol se régénère chaque année. Je ne le reconnais plus ! À certains endroits on ne voit plus de cailloux, le processus d’érosion s’est inversé. La terre qui était très argileuse est devenue grumeleuse. Et je n’ai plus de problème de limaces. Si je soigne mon sol, il saura soigner mon blé. Basta.

Je vois mon métier comme la réalisation d’une œuvre d’art où toutes mes interventions doivent être nécessaires. Je serai arrivé à l’essentiel quand y’aura plus rien à enlever. Je vois à quel point la vie est complexe, et je n’ai toujours rien compris. Il y a encore de la place à être surpris. Bientôt, je serai à la retraite. Ma femme, qui est plus jeune, va reprendre le domaine et je l’accompagnerai dans ses expériences. Ma réussite aura été de donner à la génération qui suit une terre en meilleur état, capable de nourrir l’humanité. J’arrive doucement à la moisson de ma vie et je me réjouis d’accomplir mon propre cycle de vie. On est tellement unique pour soi-même, mais tellement commun pour le vivant. Heureusement que nous sommes mortels, comme disait Achille, c’est pour ça que les Dieux nous envient (rires) ! »

(Corsinge)

Publié le: 22 avril 2022

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Partie 1/4

« Ça fait 100 ans que cette terre est dans notre famille. J’ai grandi dans un environnement un peu moyenâgeux. La ferme était un bâtiment de 450 ans avec une cheminée dans chaque pièce et des murs d’un mètre d’épais. On récoltait les mêmes légumes aux mêmes périodes chaque année, on tuait le cochon tous les décembre. Il y avait l’idée que les choses avaient toujours été comme ça, et le seraient toujours. On n’arrivait pas toujours à payer les factures, mais on n’a jamais manqué de nourriture.

L’atmosphère à la maison était paradoxale. Il y avait d’un côté mon père, un homme très aimant, hyper dévoué, mais très bourru. Les paysans dans la région ça gueulait, c’était la façon de s’exprimer. Et mon père c’était pareil, sauf qu’à la maison il parlait pas. Ma mère, elle avait une fibre plutôt artistique, elle aurait rêvé de faire de la danse classique. Donc incompréhension garantie ! Mais tout le monde bossait, et tout le monde se respectait.

ll y avait le souci du travail bien fait. Quand les gens allaient à l’Église, ils guignaient par-dessus notre mur pour voir le jardin potager. S’il était tiré au cordeau, c’était une manière de montrer qu’on est sérieux. L’épreuve c’était de labourer. Dans le village, ils disaient : « Ton grand-père il labourait cette parcelle en 2 jours avec les chevaux ! » Et ça plaçait son homme. Une fois mon père était parti labourer le matin, et arrivé le soir il s’est pas arrêté. Au matin il a pris le déjeuner et il est remonté sur son tracteur pour la journée. C’était typique, ça. Et nous les enfants, on passait une bonne partie des vacances d’été aux champs.

Être adulte ça voulait dire bosser. Il y avait une logique basique : Tu veux manger ? Tu vas bosser. Le travail ça se compte pas, c’est à faire. Basta. Le travail avait tout son sens, le sommeil et la fatigue n’en avaient aucun. Enfant, on allait chercher du bois avec la hotte en osier, et je me rappelle ressentir une fierté de revenir avec cette hotte pleine, l’offrande symbolique de notre contribution à la tâche. À ce moment-là, j’étais déjà paysan dans l’âme. J’avais accepté mes racines. »

(Corsinge)

Partie 2/4

« En 1988 j’ai repris le domaine. Il y avait du boulot par dessus la tête. Tout l’administratif m’était très pénible parce que je suis dyslexique. C’était une grande source de culpabilité et de honte. Mais je me suis débrouillé avec un système D de fou. Je sentais la responsabilité de protéger ce qui représente l’énergie de toute une vie.

À cette époque on était en agriculture conventionnelle. J’adorais mes herbicides, pesticides et fongicides. Mon rôle était de lutter contre la nature qui reprend toujours sa place ; elle était l’envahisseur. Je voyais ce qu’il y avait de nuisible, et j’étais là pour nettoyer et créer un sol propre. Pour moi le sol n’était pas vivant, c’était comme de la pâte à modeler. 

Mais déjà je commençais à me poser des questions. J’allais régulièrement au CERN voir les conférences de Rafael Carreras, et voilà qu’un jour ce monsieur fait une folle remarque : « Le drame en Suisse c’est la mort des sols agricoles et l’érosion. » Ce mec est physicien, pourquoi me parle-t-il à moi, paysan, de quelque chose sur les sols que j’ignore ? Et cette question est restée grande ouverte en moi. 

J’ai commencé à faire des liens et à poser des questions très embarrassantes. Chaque année quand on labourait, il y avait plein de pierres. On les ramassait, mais hop l’année d’après il y en avait de nouveau plein. Pourquoi ? Quand on était gamin on mettait jamais d’anti-limace et maintenant on n’a plus de culture si on n’en met pas. Pourquoi ? Je n’avais jamais de réponse.

Les vendeurs de produits phytosanitaires prenaient le temps de nous expliquer qu’en utilisant les phytos on était de bons exploitants agricoles ; « On n’est pas là pour jouer, on est là pour nourrir l’humanité ». Et quand je demandais : pourquoi est-ce qu’il faut mettre autant de chimie dans les champs ? On me répondait, « Vous n’êtes pas con ! Si vous mettez plus de blé, il faut amener plus de nourriture ! Et si le blé est malade, il faut le soigner ! » Mais c’étaient des réponses de convaincus. Je n’arrivais plus à croire ce qu’on me disait et je vivais un malaise de plus en plus profond. Jusqu’au jour où je me suis dit que tant que je ne quitte pas ce monde, je resterai dans le mensonge… »

(Corsinge)

Partie 3/4

« Alors en 2014 je suis passé au bio. Non pas parce que j’étais un bio convaincu, mais parce que j’étais un traditionnel qui ne l’était plus du tout. Je rentrais comme dans une grande famille qui me comprenait : tu vas en chier, mais on est avec toi. Ma femme et mes enfants étaient très fiers de moi aussi. Et je me suis jeté dans le bio comme on se jette du haut d’une falaise, en ayant 300 mètres pour apprendre à voler. 

Le bio, c’était pas un monde de vérités, c’était un monde d’ignorance. Il y avait un vide énorme de connaissances. Puis il y a eu des bouquins, des vidéos, des études, et une fois que j’ai eu un ordinateur, là, j’ai bouffé du monde ! C’était un bouleversement ! J’en ai pris plein la gueule en croyances détruites ! C’est très inconfortable de se mettre devant l’inconnu, mais mon côté dyslexique m’a toujours poussé à aller vers ce que je ne connais pas.

J’avais toujours refusé de m’endetter pour un tracteur. La moissonneuse-batteuse a 50 ans, les tracteurs entre 20 et 40. C’est hyper basique, hyper amorti. Et l’entretien est proche de zéro car je répare tout moi-même. Mes champs n’ont pas besoin de produire pour la banque donc je pouvais faire des essais et essuyer des échecs.

Je suis allé dans un côté un peu extrémiste. En arrêtant les herbicides je ne voulais pas compenser en labourant, ce que tout le monde fait. À l’époque quand je labourais, je voyais une nuée de mouettes qui fondaient derrière la charrue pour bouffer les vers de terre. C’était tellement joli, mais je me rendais pas compte que je dézinguais le sol et les vers qui étaient l’expression de la vie dans mon sol. Donc ça faisait quelques années que j’avais arrêté. 

Et j’ai ajouté encore des difficultés. En bio les gens gardent souvent les mêmes principes d’assister la plante avec des engrais au lieu de s’occuper du sol. Moi j’ai utilisé du fumier de cheval frais qui a plein de petites graines non digérées. Donc j’ensemençais mes champs de mauvaises herbes ! J’ai loupé un quart de ma première récolte, puis un tiers, et ensuite la moitié. De pire en pire. Mais je me suis dit : tu te débrouilles n’importe comment, mais tu ne péjores pas ton sol… » 

(Corsinge)

Partie 4/4

« J’ai réalisé qu’il fallait plus les appeler des mauvaises herbes mais des herbes spontanées. Elles sont l’expression de la fertilité de mes sols. Plus y’en a, plus je me dis : waouh, tout le monde veut être chez moi ! J’étais un exploitant qui aimait ses herbicides et je suis devenu un paysan qui aime ses spontanées. Puis j’ai réalisé que les graines modernes n’avaient pas d’agressivité. Un jour j’ai semé une ancienne variété de seigle. Après quelques temps la parcelle était recouverte de spontanées. Mais un mois plus tard, le seigle avait pris le dessus. C’était tellement dense, tellement beau ! Ma culture était devenue mon désherbant.

J’ai eu la preuve que mes principes étaient rattachés à pas grand chose. Il fallait que je me laisse étonner, que j’observe mon champs. J’avais oublié l’essentiel, le vivant, au niveau des bactéries et des champignons. Si j’ai des champignons dans mon sol, tout le reste suivra. Et c’est tellement prometteur. Je suis à près de 80% de réussite de cultures, avec une productivité similaire au conventionnel. Et surtout, mon sol se régénère chaque année. Je ne le reconnais plus ! À certains endroits on ne voit plus de cailloux, le processus d’érosion s’est inversé. La terre qui était très argileuse est devenue grumeleuse. Et je n’ai plus de problème de limaces. Si je soigne mon sol, il saura soigner mon blé. Basta.

Je vois mon métier comme la réalisation d’une œuvre d’art où toutes mes interventions doivent être nécessaires. Je serai arrivé à l’essentiel quand y’aura plus rien à enlever. Je vois à quel point la vie est complexe, et je n’ai toujours rien compris. Il y a encore de la place à être surpris. Bientôt, je serai à la retraite. Ma femme, qui est plus jeune, va reprendre le domaine et je l’accompagnerai dans ses expériences. Ma réussite aura été de donner à la génération qui suit une terre en meilleur état, capable de nourrir l’humanité. J’arrive doucement à la moisson de ma vie et je me réjouis d’accomplir mon propre cycle de vie. On est tellement unique pour soi-même, mais tellement commun pour le vivant. Heureusement que nous sommes mortels, comme disait Achille, c’est pour ça que les Dieux nous envient (rires) ! »

(Corsinge)

Partie 1/4

« Ça fait 100 ans que cette terre est dans notre famille. J’ai grandi dans un environnement un peu moyenâgeux. La ferme était un bâtiment de 450 ans avec une cheminée dans chaque pièce et des murs d’un mètre d’épais. On récoltait les mêmes légumes aux mêmes périodes chaque année, on tuait le cochon tous les décembre. Il y avait l’idée que les choses avaient toujours été comme ça, et le seraient toujours. On n’arrivait pas toujours à payer les factures, mais on n’a jamais manqué de nourriture.

L’atmosphère à la maison était paradoxale. Il y avait d’un côté mon père, un homme très aimant, hyper dévoué, mais très bourru. Les paysans dans la région ça gueulait, c’était la façon de s’exprimer. Et mon père c’était pareil, sauf qu’à la maison il parlait pas. Ma mère, elle avait une fibre plutôt artistique, elle aurait rêvé de faire de la danse classique. Donc incompréhension garantie ! Mais tout le monde bossait, et tout le monde se respectait.

ll y avait le souci du travail bien fait. Quand les gens allaient à l’Église, ils guignaient par-dessus notre mur pour voir le jardin potager. S’il était tiré au cordeau, c’était une manière de montrer qu’on est sérieux. L’épreuve c’était de labourer. Dans le village, ils disaient : « Ton grand-père il labourait cette parcelle en 2 jours avec les chevaux ! » Et ça plaçait son homme. Une fois mon père était parti labourer le matin, et arrivé le soir il s’est pas arrêté. Au matin il a pris le déjeuner et il est remonté sur son tracteur pour la journée. C’était typique, ça. Et nous les enfants, on passait une bonne partie des vacances d’été aux champs.

Être adulte ça voulait dire bosser. Il y avait une logique basique : Tu veux manger ? Tu vas bosser. Le travail ça se compte pas, c’est à faire. Basta. Le travail avait tout son sens, le sommeil et la fatigue n’en avaient aucun. Enfant, on allait chercher du bois avec la hotte en osier, et je me rappelle ressentir une fierté de revenir avec cette hotte pleine, l’offrande symbolique de notre contribution à la tâche. À ce moment-là, j’étais déjà paysan dans l’âme. J’avais accepté mes racines. »

(Corsinge)

Partie 2/4

« En 1988 j’ai repris le domaine. Il y avait du boulot par dessus la tête. Tout l’administratif m’était très pénible parce que je suis dyslexique. C’était une grande source de culpabilité et de honte. Mais je me suis débrouillé avec un système D de fou. Je sentais la responsabilité de protéger ce qui représente l’énergie de toute une vie.

À cette époque on était en agriculture conventionnelle. J’adorais mes herbicides, pesticides et fongicides. Mon rôle était de lutter contre la nature qui reprend toujours sa place ; elle était l’envahisseur. Je voyais ce qu’il y avait de nuisible, et j’étais là pour nettoyer et créer un sol propre. Pour moi le sol n’était pas vivant, c’était comme de la pâte à modeler. 

Mais déjà je commençais à me poser des questions. J’allais régulièrement au CERN voir les conférences de Rafael Carreras, et voilà qu’un jour ce monsieur fait une folle remarque : « Le drame en Suisse c’est la mort des sols agricoles et l’érosion. » Ce mec est physicien, pourquoi me parle-t-il à moi, paysan, de quelque chose sur les sols que j’ignore ? Et cette question est restée grande ouverte en moi. 

J’ai commencé à faire des liens et à poser des questions très embarrassantes. Chaque année quand on labourait, il y avait plein de pierres. On les ramassait, mais hop l’année d’après il y en avait de nouveau plein. Pourquoi ? Quand on était gamin on mettait jamais d’anti-limace et maintenant on n’a plus de culture si on n’en met pas. Pourquoi ? Je n’avais jamais de réponse.

Les vendeurs de produits phytosanitaires prenaient le temps de nous expliquer qu’en utilisant les phytos on était de bons exploitants agricoles ; « On n’est pas là pour jouer, on est là pour nourrir l’humanité ». Et quand je demandais : pourquoi est-ce qu’il faut mettre autant de chimie dans les champs ? On me répondait, « Vous n’êtes pas con ! Si vous mettez plus de blé, il faut amener plus de nourriture ! Et si le blé est malade, il faut le soigner ! » Mais c’étaient des réponses de convaincus. Je n’arrivais plus à croire ce qu’on me disait et je vivais un malaise de plus en plus profond. Jusqu’au jour où je me suis dit que tant que je ne quitte pas ce monde, je resterai dans le mensonge… »

(Corsinge)

Partie 3/4

« Alors en 2014 je suis passé au bio. Non pas parce que j’étais un bio convaincu, mais parce que j’étais un traditionnel qui ne l’était plus du tout. Je rentrais comme dans une grande famille qui me comprenait : tu vas en chier, mais on est avec toi. Ma femme et mes enfants étaient très fiers de moi aussi. Et je me suis jeté dans le bio comme on se jette du haut d’une falaise, en ayant 300 mètres pour apprendre à voler. 

Le bio, c’était pas un monde de vérités, c’était un monde d’ignorance. Il y avait un vide énorme de connaissances. Puis il y a eu des bouquins, des vidéos, des études, et une fois que j’ai eu un ordinateur, là, j’ai bouffé du monde ! C’était un bouleversement ! J’en ai pris plein la gueule en croyances détruites ! C’est très inconfortable de se mettre devant l’inconnu, mais mon côté dyslexique m’a toujours poussé à aller vers ce que je ne connais pas.

J’avais toujours refusé de m’endetter pour un tracteur. La moissonneuse-batteuse a 50 ans, les tracteurs entre 20 et 40. C’est hyper basique, hyper amorti. Et l’entretien est proche de zéro car je répare tout moi-même. Mes champs n’ont pas besoin de produire pour la banque donc je pouvais faire des essais et essuyer des échecs.

Je suis allé dans un côté un peu extrémiste. En arrêtant les herbicides je ne voulais pas compenser en labourant, ce que tout le monde fait. À l’époque quand je labourais, je voyais une nuée de mouettes qui fondaient derrière la charrue pour bouffer les vers de terre. C’était tellement joli, mais je me rendais pas compte que je dézinguais le sol et les vers qui étaient l’expression de la vie dans mon sol. Donc ça faisait quelques années que j’avais arrêté. 

Et j’ai ajouté encore des difficultés. En bio les gens gardent souvent les mêmes principes d’assister la plante avec des engrais au lieu de s’occuper du sol. Moi j’ai utilisé du fumier de cheval frais qui a plein de petites graines non digérées. Donc j’ensemençais mes champs de mauvaises herbes ! J’ai loupé un quart de ma première récolte, puis un tiers, et ensuite la moitié. De pire en pire. Mais je me suis dit : tu te débrouilles n’importe comment, mais tu ne péjores pas ton sol… » 

(Corsinge)

Partie 4/4

« J’ai réalisé qu’il fallait plus les appeler des mauvaises herbes mais des herbes spontanées. Elles sont l’expression de la fertilité de mes sols. Plus y’en a, plus je me dis : waouh, tout le monde veut être chez moi ! J’étais un exploitant qui aimait ses herbicides et je suis devenu un paysan qui aime ses spontanées. Puis j’ai réalisé que les graines modernes n’avaient pas d’agressivité. Un jour j’ai semé une ancienne variété de seigle. Après quelques temps la parcelle était recouverte de spontanées. Mais un mois plus tard, le seigle avait pris le dessus. C’était tellement dense, tellement beau ! Ma culture était devenue mon désherbant.

J’ai eu la preuve que mes principes étaient rattachés à pas grand chose. Il fallait que je me laisse étonner, que j’observe mon champs. J’avais oublié l’essentiel, le vivant, au niveau des bactéries et des champignons. Si j’ai des champignons dans mon sol, tout le reste suivra. Et c’est tellement prometteur. Je suis à près de 80% de réussite de cultures, avec une productivité similaire au conventionnel. Et surtout, mon sol se régénère chaque année. Je ne le reconnais plus ! À certains endroits on ne voit plus de cailloux, le processus d’érosion s’est inversé. La terre qui était très argileuse est devenue grumeleuse. Et je n’ai plus de problème de limaces. Si je soigne mon sol, il saura soigner mon blé. Basta.

Je vois mon métier comme la réalisation d’une œuvre d’art où toutes mes interventions doivent être nécessaires. Je serai arrivé à l’essentiel quand y’aura plus rien à enlever. Je vois à quel point la vie est complexe, et je n’ai toujours rien compris. Il y a encore de la place à être surpris. Bientôt, je serai à la retraite. Ma femme, qui est plus jeune, va reprendre le domaine et je l’accompagnerai dans ses expériences. Ma réussite aura été de donner à la génération qui suit une terre en meilleur état, capable de nourrir l’humanité. J’arrive doucement à la moisson de ma vie et je me réjouis d’accomplir mon propre cycle de vie. On est tellement unique pour soi-même, mais tellement commun pour le vivant. Heureusement que nous sommes mortels, comme disait Achille, c’est pour ça que les Dieux nous envient (rires) ! »

(Corsinge)

Publié le: 22 avril 2022

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