Partie 1/5
« Ah le voyage n’a pas été facile ! Nous étions 9 petits zodiacs ce jour-ci. On nous a lancés depuis la Libye un vendredi au petit matin. Tout le monde avait le stress en soi. La petite pirogue est remplie, on est assis sur les ballons comme ça, un pied à l’intérieur et l’autre dans la mer. Imagine-toi, tu te retrouves dans une position comme ça pendant 10 ou 11 heures. Il y en a qui sont tellement stressés ils commencent à vomir, d’autres même commencent à s’évanouir. Parce que tu vois la mer qui est tellement vaste, tu regardes autour il y a rien. Tu sais pas où tu es, tu sais même pas où tu t’en vas. Mais tu es prêt à mourir, tu te dis « ça passe ou ça casse ».
Y’avait des femmes enceintes parmi nous, un nouveau-né qui dépassait pas 1 ou 2 mois comme ça, une femme malade. Y’avait pas d’eau, pas de nourriture. Et il arrive un moment où quelqu’un dans le groupe motive tout le monde à louer Dieu. Tu es Musulman, Chrétien, Animiste, quoi que ce soit, chacun prie son petit Dieu dans son cœur. Un objectif seulement, c’est d’arriver à destination sains et saufs.
Mais ce jour-là on n’a pas réussi. Nous avons eu un manque d’essence avant d’arriver dans la zone internationale. Les vagues de la mer ont commencé à nous conduire vers une destination inconnue. Le désespoir a pris le dessus. Chacun d’entre nous a commencé à faire ses petites prières, a commencé à demander pardon à Dieu dans son cœur. D’autres ont commencé à pleurer. Si la pirogue se casse en deux, là, on est conscients que c’est la mort, que l’heure a sonné. Voilà des périodes où l’on pense à son intérieur. Tu vois que ta vie va finir. On est restés comme ça en étant désespérés quoi. Toute la journée du vendredi, et toute la journée du samedi.
Arrive un certain moment là, on a aperçu un pécheur avec son gros bateau. Moi franchement, je vais te dire, y’avait la joie et l’émotion qui m’ont fait couler des larmes. On a été secourus et on est rentrés au camp de réfugiés de la Tunisie. Sur les 9 pirogues, 2 qui étaient devant sont arrivées au niveau de la zone internationale. Mais il se trouve que leur bateau s’est cassé en deux. Il y a eu 48 morts. Nos sœurs, nos frères, des enfants, des innocents… »
Partie 2/5
« Certains ont abandonné et sont repartis dans leur pays. Moi et un jeune Malien on a eu le courage de continuer encore. On se motivait, on se disait que y’a pas de bonheur sans souffrance. Tu as tellement donné déjà que tu te dis : Ne retourne pas ! Allons tenter ! Allons risquer ! Qui n’ose rien n’aura rien dans la vie !
Il fallait d’abord traverser le désert pour retourner en Libye. Comme moi j’avais déjà traversé une fois, je connaissais la route. Mais y’a les gardes-frontières et les chiens qui travaillent ensemble la nuit. Ils peuvent venir jusqu’auprès de toi sans que tu saches qu’ils sont là. Mais quand les chiens aboient en venant vers toi, si tu as des petits morceaux de viande, tu les jettes comme ça et les chiens vont courir pour aller manger. C’est ce qu’on a fait et comme ça on est rentrés en Libye.
Quelques jours plus tard on nous a lancés dans le zodiac vers les 4 heures du matin. On a fait quasi 10 heures avant d’arriver au niveau de la zone internationale. Il y avait des secouristes qui étaient là-bas avec un gros bateau. Ils ont salué de la main. Là, tout le monde a commencé à être soulagé. Ça a applaudi un peu, un peu. On a commencé à remercier le bon Dieu. C’est des moments de joie et d’émotion. Pour certains l’émotion est dépassée, ils pleurent parce qu’ils ne croyaient pas que ça pouvait se passer facilement comme ça. Y’a la fatigue qui vient aussi, avec tout le temps que vous avez fait sans boire, ni manger. Puis le bateau a pris le chemin de l’Italie, et le 29 juin 2017 on a débarqué dans le port de Salerno.
C’est seulement 8 mois après être arrivé que j’ai vraiment commencé à prendre conscience que nous avions risqué notre vie. Maintenant quand je dors je vois des images des traversées, comme si j’étais encore dans la pirogue. Parfois je me réveille en sautant comme ça, et le sommeil s’en va. C’était pas du jeu. J’ai compris que vraiment c’était très dangereux. Vraiment, on a fait de grandes bêtises. Je ne referai jamais ça, et je ne vais jamais motiver quelqu’un à risquer sa vie comme nous. Non. Je ne le fais pas et je ne le ferai jamais. »
Partie 3/5
« Une fois arrivé, c’est un nouvel environnement, une nouvelle culture. Tu commences à analyser cette réalité en face de toi. Ça c’est une autre étape très dure, comme maintenant tu dois reprendre toute ta vie à zéro. Il faut une nouvelle adaptation, et il faut faire l’intégration aussi. Tu ne t’attendais pas à affronter ce genre de choses. Tu te sens déjà incapable, dominé en toi.
Ça fait plus de 3 ans maintenant que j’essaie. J’ai frappé dans plusieurs villes, ça n’a pas marché. J’avais presque réussi en Espagne, à un moment donné j’y ai cru. Puis après ils ont coupé le cordon avec moi. Je suis allé pour renouveler mes papiers et ils m’ont dit : « tu n’as plus le droit de rester ici, tu dois sortir ». Un pays où je commençais à m’adapter, apprendre la langue, faire des formations, visiter les musées, et je n’ai jamais volé… et que les autorités arrivent à me traiter comme ça… c’est pas sérieux. Avec le cœur gros je suis parti, en étant tellement fâché, frustré.
C’est très difficile ici. Tu t’imagines, chez moi, je n’avais jamais dormi dehors. Je n’avais jamais été humilié. J’ai une femme, deux enfants et j’arrivais bien à m’occuper d’eux. Et qu’on me voit comme ça dehors… Peut-être certains croient que tu es fou. Tu le vois dans leur regard. En te regardant, souvent, tu es humilié. Après j’ai calculé : donc c’était pour tout ça que nous avons risqué notre vie ? On entendait parler de l’Occident, mais c’est pas ce qu’on imaginait. On imaginait que tout était beau, parfait, sans aucune difficulté.
Donc voilà mon histoire. Il faut partager, écrire, et les gens peuvent mieux réaliser. Il faut sensibiliser, élever les consciences quoi. Comme ça quand tu vois des personnes dans la rue, tu peux t’en souvenir : « Ah oui, il a le même vécu que telle personne. Tous ceux qui sont là chez nous, c’est à nous de leur tendre la main, les accueillir, à ne pas les maltraiter. Ce sont nos étrangers. » Chez nous, l’étranger est toujours bienvenu. Parce que la religion dit que quand un étranger vient chez toi, c’est comme si Dieu lui-même s’est déplacé pour te rendre visite. Donc il faut bien l’accueillir, bien s’occuper de lui, jusqu’à ce qu’il reparte de chez toi. »
Partie 4/5
« J’ai pris ma décision. Moi je retourne en Afrique. Au moins j’ai tourné : Italie, France, Espagne, Portugal, Suisse. Y’a beaucoup d’amis qui n’ont même pas encore quitté l’Italie ! Beaucoup de personnes aujourd’hui ont envie de rentrer aussi. Mais ils ont honte. On va se moquer d’eux : « Oh, tu as quitté là-bas, tu as renoncé, tu es maudit, paresseux ! Tu es venu les mains vides ! » Ils vont se gueuler comme ça. Ils savent pas en réalité ce que tu as vécu, ce que tu as subi. Mais toi tu connais la réalité, tu veux leur expliquer, mais ils ne veulent pas savoir.
Avant de partir moi aussi j’ai causé avec beaucoup de personnes qui me disaient : « l’Europe c’est pas facile, c’est dur. Chez toi c’est mieux que là-bas. » Et qu’est-ce que nous aussi on disait : « Tu dis c’est pas facile, mais pourquoi toi-même tu es là-bas et puis tu reviens pas ? » Tu vois comment on raisonnait à la con quoi ! Parce que tu ne connais pas les réalités ! Tu te dis qu’il est jaloux, qu’il veut pas que je vienne aussi. Comme toi aussi tu es curieux, tu veux aller voir aussi. Et tu te dis : comme je suis ami avec le neveu de monsieur Kouassi au pays, si j’arrive là-bas, il va venir m’accueillir, il va m’héberger. Bah non ! Tu vas voir la réalité de comment monsieur Kouassi vit. Là il est dans un autre monde, dans une autre réalité maintenant, qui n’a rien à voir avec ce que tu vis chez toi.
Même si je reviens de l’aventure sans argent, avec tout ce que j’ai vécu, tout ce que j’ai vu, je sais comment les choses fonctionnent maintenant. Ça va beaucoup m’aider pour relever les défis. Et vu que j’ai une femme avec deux petits gamins derrière moi, tu vois, avec tout ce que j’ai développé comme expérience, je le mets en eux aussi et comme ça ils auront un futur meilleur. C’est pour ça que je suis pas stressé, que je suis relaxé, tranquille. Tout ce que Dieu fait est bon. C’est la vie, il faut s’en remettre à lui. De là commence un nouveau départ chez moi en Afrique. Dans un à deux ans, si j’arrive sain et sauf et que nous sommes toujours en contact, on en parlera. Inch Allah. »
Partie 5/5
Quelques semaines après notre conversation, K. a finalement obtenu une carte de sortie. Après plus de 3 années passées loin de sa famille à essayer de s’établir dans différents pays européens, après plus de 1 mois passé à la rue à Genève, il s’est décidé à rentrer en Côte d’Ivoire. Je l’ai accompagné jusqu’à l’aéroport pour les dernières heures de ce long périple. Vétu du complet rouge qu’un ami lui a offert à l’occasion de son départ, il évoque sa famille, sa vie au pays, il me montre sa ville natale, son quartier, et me décrit la nourriture locale qu’il est aussi impatient de retrouver. Ce fut un moment émouvant qui marqua pour lui la fin de nombreuses souffrances et déceptions.
Il a souhaité être photographié à visage découvert pour donner davantage de force à son témoignage, pour qu’on ne puisse pas dire que cette histoire fut inventée. Quelques jours après son arrivée, il m’a envoyé cette photo de lui entouré de sa femme et de ses deux enfants. Comme K. le dit, c’est le début d’un nouveau chapitre de sa vie qui sera plein de nouveaux défis et d’opportunités.
Partie 1/5
« Ah le voyage n’a pas été facile ! Nous étions 9 petits zodiacs ce jour-ci. On nous a lancés depuis la Libye un vendredi au petit matin. Tout le monde avait le stress en soi. La petite pirogue est remplie, on est assis sur les ballons comme ça, un pied à l’intérieur et l’autre dans la mer. Imagine-toi, tu te retrouves dans une position comme ça pendant 10 ou 11 heures. Il y en a qui sont tellement stressés ils commencent à vomir, d’autres même commencent à s’évanouir. Parce que tu vois la mer qui est tellement vaste, tu regardes autour il y a rien. Tu sais pas où tu es, tu sais même pas où tu t’en vas. Mais tu es prêt à mourir, tu te dis « ça passe ou ça casse ».
Y’avait des femmes enceintes parmi nous, un nouveau-né qui dépassait pas 1 ou 2 mois comme ça, une femme malade. Y’avait pas d’eau, pas de nourriture. Et il arrive un moment où quelqu’un dans le groupe motive tout le monde à louer Dieu. Tu es Musulman, Chrétien, Animiste, quoi que ce soit, chacun prie son petit Dieu dans son cœur. Un objectif seulement, c’est d’arriver à destination sains et saufs.
Mais ce jour-là on n’a pas réussi. Nous avons eu un manque d’essence avant d’arriver dans la zone internationale. Les vagues de la mer ont commencé à nous conduire vers une destination inconnue. Le désespoir a pris le dessus. Chacun d’entre nous a commencé à faire ses petites prières, a commencé à demander pardon à Dieu dans son cœur. D’autres ont commencé à pleurer. Si la pirogue se casse en deux, là, on est conscients que c’est la mort, que l’heure a sonné. Voilà des périodes où l’on pense à son intérieur. Tu vois que ta vie va finir. On est restés comme ça en étant désespérés quoi. Toute la journée du vendredi, et toute la journée du samedi.
Arrive un certain moment là, on a aperçu un pécheur avec son gros bateau. Moi franchement, je vais te dire, y’avait la joie et l’émotion qui m’ont fait couler des larmes. On a été secourus et on est rentrés au camp de réfugiés de la Tunisie. Sur les 9 pirogues, 2 qui étaient devant sont arrivées au niveau de la zone internationale. Mais il se trouve que leur bateau s’est cassé en deux. Il y a eu 48 morts. Nos sœurs, nos frères, des enfants, des innocents… »
Partie 2/5
« Certains ont abandonné et sont repartis dans leur pays. Moi et un jeune Malien on a eu le courage de continuer encore. On se motivait, on se disait que y’a pas de bonheur sans souffrance. Tu as tellement donné déjà que tu te dis : Ne retourne pas ! Allons tenter ! Allons risquer ! Qui n’ose rien n’aura rien dans la vie !
Il fallait d’abord traverser le désert pour retourner en Libye. Comme moi j’avais déjà traversé une fois, je connaissais la route. Mais y’a les gardes-frontières et les chiens qui travaillent ensemble la nuit. Ils peuvent venir jusqu’auprès de toi sans que tu saches qu’ils sont là. Mais quand les chiens aboient en venant vers toi, si tu as des petits morceaux de viande, tu les jettes comme ça et les chiens vont courir pour aller manger. C’est ce qu’on a fait et comme ça on est rentrés en Libye.
Quelques jours plus tard on nous a lancés dans le zodiac vers les 4 heures du matin. On a fait quasi 10 heures avant d’arriver au niveau de la zone internationale. Il y avait des secouristes qui étaient là-bas avec un gros bateau. Ils ont salué de la main. Là, tout le monde a commencé à être soulagé. Ça a applaudi un peu, un peu. On a commencé à remercier le bon Dieu. C’est des moments de joie et d’émotion. Pour certains l’émotion est dépassée, ils pleurent parce qu’ils ne croyaient pas que ça pouvait se passer facilement comme ça. Y’a la fatigue qui vient aussi, avec tout le temps que vous avez fait sans boire, ni manger. Puis le bateau a pris le chemin de l’Italie, et le 29 juin 2017 on a débarqué dans le port de Salerno.
C’est seulement 8 mois après être arrivé que j’ai vraiment commencé à prendre conscience que nous avions risqué notre vie. Maintenant quand je dors je vois des images des traversées, comme si j’étais encore dans la pirogue. Parfois je me réveille en sautant comme ça, et le sommeil s’en va. C’était pas du jeu. J’ai compris que vraiment c’était très dangereux. Vraiment, on a fait de grandes bêtises. Je ne referai jamais ça, et je ne vais jamais motiver quelqu’un à risquer sa vie comme nous. Non. Je ne le fais pas et je ne le ferai jamais. »
Partie 3/5
« Une fois arrivé, c’est un nouvel environnement, une nouvelle culture. Tu commences à analyser cette réalité en face de toi. Ça c’est une autre étape très dure, comme maintenant tu dois reprendre toute ta vie à zéro. Il faut une nouvelle adaptation, et il faut faire l’intégration aussi. Tu ne t’attendais pas à affronter ce genre de choses. Tu te sens déjà incapable, dominé en toi.
Ça fait plus de 3 ans maintenant que j’essaie. J’ai frappé dans plusieurs villes, ça n’a pas marché. J’avais presque réussi en Espagne, à un moment donné j’y ai cru. Puis après ils ont coupé le cordon avec moi. Je suis allé pour renouveler mes papiers et ils m’ont dit : « tu n’as plus le droit de rester ici, tu dois sortir ». Un pays où je commençais à m’adapter, apprendre la langue, faire des formations, visiter les musées, et je n’ai jamais volé… et que les autorités arrivent à me traiter comme ça… c’est pas sérieux. Avec le cœur gros je suis parti, en étant tellement fâché, frustré.
C’est très difficile ici. Tu t’imagines, chez moi, je n’avais jamais dormi dehors. Je n’avais jamais été humilié. J’ai une femme, deux enfants et j’arrivais bien à m’occuper d’eux. Et qu’on me voit comme ça dehors… Peut-être certains croient que tu es fou. Tu le vois dans leur regard. En te regardant, souvent, tu es humilié. Après j’ai calculé : donc c’était pour tout ça que nous avons risqué notre vie ? On entendait parler de l’Occident, mais c’est pas ce qu’on imaginait. On imaginait que tout était beau, parfait, sans aucune difficulté.
Donc voilà mon histoire. Il faut partager, écrire, et les gens peuvent mieux réaliser. Il faut sensibiliser, élever les consciences quoi. Comme ça quand tu vois des personnes dans la rue, tu peux t’en souvenir : « Ah oui, il a le même vécu que telle personne. Tous ceux qui sont là chez nous, c’est à nous de leur tendre la main, les accueillir, à ne pas les maltraiter. Ce sont nos étrangers. » Chez nous, l’étranger est toujours bienvenu. Parce que la religion dit que quand un étranger vient chez toi, c’est comme si Dieu lui-même s’est déplacé pour te rendre visite. Donc il faut bien l’accueillir, bien s’occuper de lui, jusqu’à ce qu’il reparte de chez toi. »
Partie 4/5
« J’ai pris ma décision. Moi je retourne en Afrique. Au moins j’ai tourné : Italie, France, Espagne, Portugal, Suisse. Y’a beaucoup d’amis qui n’ont même pas encore quitté l’Italie ! Beaucoup de personnes aujourd’hui ont envie de rentrer aussi. Mais ils ont honte. On va se moquer d’eux : « Oh, tu as quitté là-bas, tu as renoncé, tu es maudit, paresseux ! Tu es venu les mains vides ! » Ils vont se gueuler comme ça. Ils savent pas en réalité ce que tu as vécu, ce que tu as subi. Mais toi tu connais la réalité, tu veux leur expliquer, mais ils ne veulent pas savoir.
Avant de partir moi aussi j’ai causé avec beaucoup de personnes qui me disaient : « l’Europe c’est pas facile, c’est dur. Chez toi c’est mieux que là-bas. » Et qu’est-ce que nous aussi on disait : « Tu dis c’est pas facile, mais pourquoi toi-même tu es là-bas et puis tu reviens pas ? » Tu vois comment on raisonnait à la con quoi ! Parce que tu ne connais pas les réalités ! Tu te dis qu’il est jaloux, qu’il veut pas que je vienne aussi. Comme toi aussi tu es curieux, tu veux aller voir aussi. Et tu te dis : comme je suis ami avec le neveu de monsieur Kouassi au pays, si j’arrive là-bas, il va venir m’accueillir, il va m’héberger. Bah non ! Tu vas voir la réalité de comment monsieur Kouassi vit. Là il est dans un autre monde, dans une autre réalité maintenant, qui n’a rien à voir avec ce que tu vis chez toi.
Même si je reviens de l’aventure sans argent, avec tout ce que j’ai vécu, tout ce que j’ai vu, je sais comment les choses fonctionnent maintenant. Ça va beaucoup m’aider pour relever les défis. Et vu que j’ai une femme avec deux petits gamins derrière moi, tu vois, avec tout ce que j’ai développé comme expérience, je le mets en eux aussi et comme ça ils auront un futur meilleur. C’est pour ça que je suis pas stressé, que je suis relaxé, tranquille. Tout ce que Dieu fait est bon. C’est la vie, il faut s’en remettre à lui. De là commence un nouveau départ chez moi en Afrique. Dans un à deux ans, si j’arrive sain et sauf et que nous sommes toujours en contact, on en parlera. Inch Allah. »
Partie 5/5
Quelques semaines après notre conversation, K. a finalement obtenu une carte de sortie. Après plus de 3 années passées loin de sa famille à essayer de s’établir dans différents pays européens, après plus de 1 mois passé à la rue à Genève, il s’est décidé à rentrer en Côte d’Ivoire. Je l’ai accompagné jusqu’à l’aéroport pour les dernières heures de ce long périple. Vétu du complet rouge qu’un ami lui a offert à l’occasion de son départ, il évoque sa famille, sa vie au pays, il me montre sa ville natale, son quartier, et me décrit la nourriture locale qu’il est aussi impatient de retrouver. Ce fut un moment émouvant qui marqua pour lui la fin de nombreuses souffrances et déceptions.
Il a souhaité être photographié à visage découvert pour donner davantage de force à son témoignage, pour qu’on ne puisse pas dire que cette histoire fut inventée. Quelques jours après son arrivée, il m’a envoyé cette photo de lui entouré de sa femme et de ses deux enfants. Comme K. le dit, c’est le début d’un nouveau chapitre de sa vie qui sera plein de nouveaux défis et d’opportunités.
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Partie 1/5
« Ah le voyage n’a pas été facile ! Nous étions 9 petits zodiacs ce jour-ci. On nous a lancés depuis la Libye un vendredi au petit matin. Tout le monde avait le stress en soi. La petite pirogue est remplie, on est assis sur les ballons comme ça, un pied à l’intérieur et l’autre dans la mer. Imagine-toi, tu te retrouves dans une position comme ça pendant 10 ou 11 heures. Il y en a qui sont tellement stressés ils commencent à vomir, d’autres même commencent à s’évanouir. Parce que tu vois la mer qui est tellement vaste, tu regardes autour il y a rien. Tu sais pas où tu es, tu sais même pas où tu t’en vas. Mais tu es prêt à mourir, tu te dis « ça passe ou ça casse ».
Y’avait des femmes enceintes parmi nous, un nouveau-né qui dépassait pas 1 ou 2 mois comme ça, une femme malade. Y’avait pas d’eau, pas de nourriture. Et il arrive un moment où quelqu’un dans le groupe motive tout le monde à louer Dieu. Tu es Musulman, Chrétien, Animiste, quoi que ce soit, chacun prie son petit Dieu dans son cœur. Un objectif seulement, c’est d’arriver à destination sains et saufs.
Mais ce jour-là on n’a pas réussi. Nous avons eu un manque d’essence avant d’arriver dans la zone internationale. Les vagues de la mer ont commencé à nous conduire vers une destination inconnue. Le désespoir a pris le dessus. Chacun d’entre nous a commencé à faire ses petites prières, a commencé à demander pardon à Dieu dans son cœur. D’autres ont commencé à pleurer. Si la pirogue se casse en deux, là, on est conscients que c’est la mort, que l’heure a sonné. Voilà des périodes où l’on pense à son intérieur. Tu vois que ta vie va finir. On est restés comme ça en étant désespérés quoi. Toute la journée du vendredi, et toute la journée du samedi.
Arrive un certain moment là, on a aperçu un pécheur avec son gros bateau. Moi franchement, je vais te dire, y’avait la joie et l’émotion qui m’ont fait couler des larmes. On a été secourus et on est rentrés au camp de réfugiés de la Tunisie. Sur les 9 pirogues, 2 qui étaient devant sont arrivées au niveau de la zone internationale. Mais il se trouve que leur bateau s’est cassé en deux. Il y a eu 48 morts. Nos sœurs, nos frères, des enfants, des innocents… »
Partie 2/5
« Certains ont abandonné et sont repartis dans leur pays. Moi et un jeune Malien on a eu le courage de continuer encore. On se motivait, on se disait que y’a pas de bonheur sans souffrance. Tu as tellement donné déjà que tu te dis : Ne retourne pas ! Allons tenter ! Allons risquer ! Qui n’ose rien n’aura rien dans la vie !
Il fallait d’abord traverser le désert pour retourner en Libye. Comme moi j’avais déjà traversé une fois, je connaissais la route. Mais y’a les gardes-frontières et les chiens qui travaillent ensemble la nuit. Ils peuvent venir jusqu’auprès de toi sans que tu saches qu’ils sont là. Mais quand les chiens aboient en venant vers toi, si tu as des petits morceaux de viande, tu les jettes comme ça et les chiens vont courir pour aller manger. C’est ce qu’on a fait et comme ça on est rentrés en Libye.
Quelques jours plus tard on nous a lancés dans le zodiac vers les 4 heures du matin. On a fait quasi 10 heures avant d’arriver au niveau de la zone internationale. Il y avait des secouristes qui étaient là-bas avec un gros bateau. Ils ont salué de la main. Là, tout le monde a commencé à être soulagé. Ça a applaudi un peu, un peu. On a commencé à remercier le bon Dieu. C’est des moments de joie et d’émotion. Pour certains l’émotion est dépassée, ils pleurent parce qu’ils ne croyaient pas que ça pouvait se passer facilement comme ça. Y’a la fatigue qui vient aussi, avec tout le temps que vous avez fait sans boire, ni manger. Puis le bateau a pris le chemin de l’Italie, et le 29 juin 2017 on a débarqué dans le port de Salerno.
C’est seulement 8 mois après être arrivé que j’ai vraiment commencé à prendre conscience que nous avions risqué notre vie. Maintenant quand je dors je vois des images des traversées, comme si j’étais encore dans la pirogue. Parfois je me réveille en sautant comme ça, et le sommeil s’en va. C’était pas du jeu. J’ai compris que vraiment c’était très dangereux. Vraiment, on a fait de grandes bêtises. Je ne referai jamais ça, et je ne vais jamais motiver quelqu’un à risquer sa vie comme nous. Non. Je ne le fais pas et je ne le ferai jamais. »
Partie 3/5
« Une fois arrivé, c’est un nouvel environnement, une nouvelle culture. Tu commences à analyser cette réalité en face de toi. Ça c’est une autre étape très dure, comme maintenant tu dois reprendre toute ta vie à zéro. Il faut une nouvelle adaptation, et il faut faire l’intégration aussi. Tu ne t’attendais pas à affronter ce genre de choses. Tu te sens déjà incapable, dominé en toi.
Ça fait plus de 3 ans maintenant que j’essaie. J’ai frappé dans plusieurs villes, ça n’a pas marché. J’avais presque réussi en Espagne, à un moment donné j’y ai cru. Puis après ils ont coupé le cordon avec moi. Je suis allé pour renouveler mes papiers et ils m’ont dit : « tu n’as plus le droit de rester ici, tu dois sortir ». Un pays où je commençais à m’adapter, apprendre la langue, faire des formations, visiter les musées, et je n’ai jamais volé… et que les autorités arrivent à me traiter comme ça… c’est pas sérieux. Avec le cœur gros je suis parti, en étant tellement fâché, frustré.
C’est très difficile ici. Tu t’imagines, chez moi, je n’avais jamais dormi dehors. Je n’avais jamais été humilié. J’ai une femme, deux enfants et j’arrivais bien à m’occuper d’eux. Et qu’on me voit comme ça dehors… Peut-être certains croient que tu es fou. Tu le vois dans leur regard. En te regardant, souvent, tu es humilié. Après j’ai calculé : donc c’était pour tout ça que nous avons risqué notre vie ? On entendait parler de l’Occident, mais c’est pas ce qu’on imaginait. On imaginait que tout était beau, parfait, sans aucune difficulté.
Donc voilà mon histoire. Il faut partager, écrire, et les gens peuvent mieux réaliser. Il faut sensibiliser, élever les consciences quoi. Comme ça quand tu vois des personnes dans la rue, tu peux t’en souvenir : « Ah oui, il a le même vécu que telle personne. Tous ceux qui sont là chez nous, c’est à nous de leur tendre la main, les accueillir, à ne pas les maltraiter. Ce sont nos étrangers. » Chez nous, l’étranger est toujours bienvenu. Parce que la religion dit que quand un étranger vient chez toi, c’est comme si Dieu lui-même s’est déplacé pour te rendre visite. Donc il faut bien l’accueillir, bien s’occuper de lui, jusqu’à ce qu’il reparte de chez toi. »
Partie 4/5
« J’ai pris ma décision. Moi je retourne en Afrique. Au moins j’ai tourné : Italie, France, Espagne, Portugal, Suisse. Y’a beaucoup d’amis qui n’ont même pas encore quitté l’Italie ! Beaucoup de personnes aujourd’hui ont envie de rentrer aussi. Mais ils ont honte. On va se moquer d’eux : « Oh, tu as quitté là-bas, tu as renoncé, tu es maudit, paresseux ! Tu es venu les mains vides ! » Ils vont se gueuler comme ça. Ils savent pas en réalité ce que tu as vécu, ce que tu as subi. Mais toi tu connais la réalité, tu veux leur expliquer, mais ils ne veulent pas savoir.
Avant de partir moi aussi j’ai causé avec beaucoup de personnes qui me disaient : « l’Europe c’est pas facile, c’est dur. Chez toi c’est mieux que là-bas. » Et qu’est-ce que nous aussi on disait : « Tu dis c’est pas facile, mais pourquoi toi-même tu es là-bas et puis tu reviens pas ? » Tu vois comment on raisonnait à la con quoi ! Parce que tu ne connais pas les réalités ! Tu te dis qu’il est jaloux, qu’il veut pas que je vienne aussi. Comme toi aussi tu es curieux, tu veux aller voir aussi. Et tu te dis : comme je suis ami avec le neveu de monsieur Kouassi au pays, si j’arrive là-bas, il va venir m’accueillir, il va m’héberger. Bah non ! Tu vas voir la réalité de comment monsieur Kouassi vit. Là il est dans un autre monde, dans une autre réalité maintenant, qui n’a rien à voir avec ce que tu vis chez toi.
Même si je reviens de l’aventure sans argent, avec tout ce que j’ai vécu, tout ce que j’ai vu, je sais comment les choses fonctionnent maintenant. Ça va beaucoup m’aider pour relever les défis. Et vu que j’ai une femme avec deux petits gamins derrière moi, tu vois, avec tout ce que j’ai développé comme expérience, je le mets en eux aussi et comme ça ils auront un futur meilleur. C’est pour ça que je suis pas stressé, que je suis relaxé, tranquille. Tout ce que Dieu fait est bon. C’est la vie, il faut s’en remettre à lui. De là commence un nouveau départ chez moi en Afrique. Dans un à deux ans, si j’arrive sain et sauf et que nous sommes toujours en contact, on en parlera. Inch Allah. »
Partie 5/5
Quelques semaines après notre conversation, K. a finalement obtenu une carte de sortie. Après plus de 3 années passées loin de sa famille à essayer de s’établir dans différents pays européens, après plus de 1 mois passé à la rue à Genève, il s’est décidé à rentrer en Côte d’Ivoire. Je l’ai accompagné jusqu’à l’aéroport pour les dernières heures de ce long périple. Vétu du complet rouge qu’un ami lui a offert à l’occasion de son départ, il évoque sa famille, sa vie au pays, il me montre sa ville natale, son quartier, et me décrit la nourriture locale qu’il est aussi impatient de retrouver. Ce fut un moment émouvant qui marqua pour lui la fin de nombreuses souffrances et déceptions.
Il a souhaité être photographié à visage découvert pour donner davantage de force à son témoignage, pour qu’on ne puisse pas dire que cette histoire fut inventée. Quelques jours après son arrivée, il m’a envoyé cette photo de lui entouré de sa femme et de ses deux enfants. Comme K. le dit, c’est le début d’un nouveau chapitre de sa vie qui sera plein de nouveaux défis et d’opportunités.
Partie 1/5
« Ah le voyage n’a pas été facile ! Nous étions 9 petits zodiacs ce jour-ci. On nous a lancés depuis la Libye un vendredi au petit matin. Tout le monde avait le stress en soi. La petite pirogue est remplie, on est assis sur les ballons comme ça, un pied à l’intérieur et l’autre dans la mer. Imagine-toi, tu te retrouves dans une position comme ça pendant 10 ou 11 heures. Il y en a qui sont tellement stressés ils commencent à vomir, d’autres même commencent à s’évanouir. Parce que tu vois la mer qui est tellement vaste, tu regardes autour il y a rien. Tu sais pas où tu es, tu sais même pas où tu t’en vas. Mais tu es prêt à mourir, tu te dis « ça passe ou ça casse ».
Y’avait des femmes enceintes parmi nous, un nouveau-né qui dépassait pas 1 ou 2 mois comme ça, une femme malade. Y’avait pas d’eau, pas de nourriture. Et il arrive un moment où quelqu’un dans le groupe motive tout le monde à louer Dieu. Tu es Musulman, Chrétien, Animiste, quoi que ce soit, chacun prie son petit Dieu dans son cœur. Un objectif seulement, c’est d’arriver à destination sains et saufs.
Mais ce jour-là on n’a pas réussi. Nous avons eu un manque d’essence avant d’arriver dans la zone internationale. Les vagues de la mer ont commencé à nous conduire vers une destination inconnue. Le désespoir a pris le dessus. Chacun d’entre nous a commencé à faire ses petites prières, a commencé à demander pardon à Dieu dans son cœur. D’autres ont commencé à pleurer. Si la pirogue se casse en deux, là, on est conscients que c’est la mort, que l’heure a sonné. Voilà des périodes où l’on pense à son intérieur. Tu vois que ta vie va finir. On est restés comme ça en étant désespérés quoi. Toute la journée du vendredi, et toute la journée du samedi.
Arrive un certain moment là, on a aperçu un pécheur avec son gros bateau. Moi franchement, je vais te dire, y’avait la joie et l’émotion qui m’ont fait couler des larmes. On a été secourus et on est rentrés au camp de réfugiés de la Tunisie. Sur les 9 pirogues, 2 qui étaient devant sont arrivées au niveau de la zone internationale. Mais il se trouve que leur bateau s’est cassé en deux. Il y a eu 48 morts. Nos sœurs, nos frères, des enfants, des innocents… »
Partie 2/5
« Certains ont abandonné et sont repartis dans leur pays. Moi et un jeune Malien on a eu le courage de continuer encore. On se motivait, on se disait que y’a pas de bonheur sans souffrance. Tu as tellement donné déjà que tu te dis : Ne retourne pas ! Allons tenter ! Allons risquer ! Qui n’ose rien n’aura rien dans la vie !
Il fallait d’abord traverser le désert pour retourner en Libye. Comme moi j’avais déjà traversé une fois, je connaissais la route. Mais y’a les gardes-frontières et les chiens qui travaillent ensemble la nuit. Ils peuvent venir jusqu’auprès de toi sans que tu saches qu’ils sont là. Mais quand les chiens aboient en venant vers toi, si tu as des petits morceaux de viande, tu les jettes comme ça et les chiens vont courir pour aller manger. C’est ce qu’on a fait et comme ça on est rentrés en Libye.
Quelques jours plus tard on nous a lancés dans le zodiac vers les 4 heures du matin. On a fait quasi 10 heures avant d’arriver au niveau de la zone internationale. Il y avait des secouristes qui étaient là-bas avec un gros bateau. Ils ont salué de la main. Là, tout le monde a commencé à être soulagé. Ça a applaudi un peu, un peu. On a commencé à remercier le bon Dieu. C’est des moments de joie et d’émotion. Pour certains l’émotion est dépassée, ils pleurent parce qu’ils ne croyaient pas que ça pouvait se passer facilement comme ça. Y’a la fatigue qui vient aussi, avec tout le temps que vous avez fait sans boire, ni manger. Puis le bateau a pris le chemin de l’Italie, et le 29 juin 2017 on a débarqué dans le port de Salerno.
C’est seulement 8 mois après être arrivé que j’ai vraiment commencé à prendre conscience que nous avions risqué notre vie. Maintenant quand je dors je vois des images des traversées, comme si j’étais encore dans la pirogue. Parfois je me réveille en sautant comme ça, et le sommeil s’en va. C’était pas du jeu. J’ai compris que vraiment c’était très dangereux. Vraiment, on a fait de grandes bêtises. Je ne referai jamais ça, et je ne vais jamais motiver quelqu’un à risquer sa vie comme nous. Non. Je ne le fais pas et je ne le ferai jamais. »
Partie 3/5
« Une fois arrivé, c’est un nouvel environnement, une nouvelle culture. Tu commences à analyser cette réalité en face de toi. Ça c’est une autre étape très dure, comme maintenant tu dois reprendre toute ta vie à zéro. Il faut une nouvelle adaptation, et il faut faire l’intégration aussi. Tu ne t’attendais pas à affronter ce genre de choses. Tu te sens déjà incapable, dominé en toi.
Ça fait plus de 3 ans maintenant que j’essaie. J’ai frappé dans plusieurs villes, ça n’a pas marché. J’avais presque réussi en Espagne, à un moment donné j’y ai cru. Puis après ils ont coupé le cordon avec moi. Je suis allé pour renouveler mes papiers et ils m’ont dit : « tu n’as plus le droit de rester ici, tu dois sortir ». Un pays où je commençais à m’adapter, apprendre la langue, faire des formations, visiter les musées, et je n’ai jamais volé… et que les autorités arrivent à me traiter comme ça… c’est pas sérieux. Avec le cœur gros je suis parti, en étant tellement fâché, frustré.
C’est très difficile ici. Tu t’imagines, chez moi, je n’avais jamais dormi dehors. Je n’avais jamais été humilié. J’ai une femme, deux enfants et j’arrivais bien à m’occuper d’eux. Et qu’on me voit comme ça dehors… Peut-être certains croient que tu es fou. Tu le vois dans leur regard. En te regardant, souvent, tu es humilié. Après j’ai calculé : donc c’était pour tout ça que nous avons risqué notre vie ? On entendait parler de l’Occident, mais c’est pas ce qu’on imaginait. On imaginait que tout était beau, parfait, sans aucune difficulté.
Donc voilà mon histoire. Il faut partager, écrire, et les gens peuvent mieux réaliser. Il faut sensibiliser, élever les consciences quoi. Comme ça quand tu vois des personnes dans la rue, tu peux t’en souvenir : « Ah oui, il a le même vécu que telle personne. Tous ceux qui sont là chez nous, c’est à nous de leur tendre la main, les accueillir, à ne pas les maltraiter. Ce sont nos étrangers. » Chez nous, l’étranger est toujours bienvenu. Parce que la religion dit que quand un étranger vient chez toi, c’est comme si Dieu lui-même s’est déplacé pour te rendre visite. Donc il faut bien l’accueillir, bien s’occuper de lui, jusqu’à ce qu’il reparte de chez toi. »
Partie 4/5
« J’ai pris ma décision. Moi je retourne en Afrique. Au moins j’ai tourné : Italie, France, Espagne, Portugal, Suisse. Y’a beaucoup d’amis qui n’ont même pas encore quitté l’Italie ! Beaucoup de personnes aujourd’hui ont envie de rentrer aussi. Mais ils ont honte. On va se moquer d’eux : « Oh, tu as quitté là-bas, tu as renoncé, tu es maudit, paresseux ! Tu es venu les mains vides ! » Ils vont se gueuler comme ça. Ils savent pas en réalité ce que tu as vécu, ce que tu as subi. Mais toi tu connais la réalité, tu veux leur expliquer, mais ils ne veulent pas savoir.
Avant de partir moi aussi j’ai causé avec beaucoup de personnes qui me disaient : « l’Europe c’est pas facile, c’est dur. Chez toi c’est mieux que là-bas. » Et qu’est-ce que nous aussi on disait : « Tu dis c’est pas facile, mais pourquoi toi-même tu es là-bas et puis tu reviens pas ? » Tu vois comment on raisonnait à la con quoi ! Parce que tu ne connais pas les réalités ! Tu te dis qu’il est jaloux, qu’il veut pas que je vienne aussi. Comme toi aussi tu es curieux, tu veux aller voir aussi. Et tu te dis : comme je suis ami avec le neveu de monsieur Kouassi au pays, si j’arrive là-bas, il va venir m’accueillir, il va m’héberger. Bah non ! Tu vas voir la réalité de comment monsieur Kouassi vit. Là il est dans un autre monde, dans une autre réalité maintenant, qui n’a rien à voir avec ce que tu vis chez toi.
Même si je reviens de l’aventure sans argent, avec tout ce que j’ai vécu, tout ce que j’ai vu, je sais comment les choses fonctionnent maintenant. Ça va beaucoup m’aider pour relever les défis. Et vu que j’ai une femme avec deux petits gamins derrière moi, tu vois, avec tout ce que j’ai développé comme expérience, je le mets en eux aussi et comme ça ils auront un futur meilleur. C’est pour ça que je suis pas stressé, que je suis relaxé, tranquille. Tout ce que Dieu fait est bon. C’est la vie, il faut s’en remettre à lui. De là commence un nouveau départ chez moi en Afrique. Dans un à deux ans, si j’arrive sain et sauf et que nous sommes toujours en contact, on en parlera. Inch Allah. »
Partie 5/5
Quelques semaines après notre conversation, K. a finalement obtenu une carte de sortie. Après plus de 3 années passées loin de sa famille à essayer de s’établir dans différents pays européens, après plus de 1 mois passé à la rue à Genève, il s’est décidé à rentrer en Côte d’Ivoire. Je l’ai accompagné jusqu’à l’aéroport pour les dernières heures de ce long périple. Vétu du complet rouge qu’un ami lui a offert à l’occasion de son départ, il évoque sa famille, sa vie au pays, il me montre sa ville natale, son quartier, et me décrit la nourriture locale qu’il est aussi impatient de retrouver. Ce fut un moment émouvant qui marqua pour lui la fin de nombreuses souffrances et déceptions.
Il a souhaité être photographié à visage découvert pour donner davantage de force à son témoignage, pour qu’on ne puisse pas dire que cette histoire fut inventée. Quelques jours après son arrivée, il m’a envoyé cette photo de lui entouré de sa femme et de ses deux enfants. Comme K. le dit, c’est le début d’un nouveau chapitre de sa vie qui sera plein de nouveaux défis et d’opportunités.